Après un malentendu, Astrée rompt avec Céladon qui, par désespoir, se jette dans une rivière. Mais alors qu’elle le croit mort, Céladon est recueilli par des nymphes. Astrée se rend compte de son erreur et pleure celui qu’elle a poussé vers la mort, tandis que Céladon, respectant scrupuleusement la promesse qu’il a faite de ne plus jamais réapparaître devant elle, s’isole dans la forêt. En adaptant ce récit d’Honoré d’Urfé, écrit au XVIIe siècle et se situant dans une Gaule fantasmée, Éric Rohmer nous plonge dans un monde enchanteur et bucolique comme rarement il en a été porté à l‘écran, et nous livre une réflexion sur l’amour absolu et sur les limites de l’idéalisation.
En quelques plans et en quelques travellings, Éric Rohmer, dès les premières minutes, parvient à imposer l’univers si particulier du film. Les corps, les visages, les dialogues et la nature resplendissante qui englobe ces personnages tel un berceau, s’offrent à notre regard avec une aisance étonnante. Mais si Rohmer arrive à faire si facilement corps avec ce qui l’entoure, c’est qu’il ne débarque pas dans ce lieu avec ses gros sabots, en imposant sa présence à l’écosystème ambiant. La caméra semble plutôt s’inviter modestement dans ce coin de nature paradisiaque afin de se mettre à l‘écoute de ce qui l‘entoure. À l’instar des Straub, le travail du cinéaste consiste avant tout à s’approprier un lieu en l’ayant véritablement et préalablement regardé. Le réel est la source à partir de laquelle le cinéaste doit travailler : il doit connaître ce réel, le respecter, et faire preuve de la patience nécessaire à qui veut cerner quelque-chose de la nature ambiante. À ce titre, en disciple d’André Bazin qu’il est, Rohmer accorde une importance accrue au plan et à sa durée, seul capable de restituer la beauté de la nature, là où un surplus de montage ne ferait que hacher l’unité du tout de l‘univers. L’harmonie naît de la prise en compte de la totalité du monde, c’est à dire du plan, là où la discorde provient du montage, c’est à dire de l’éclatement de l’unité originelle sans laquelle aucune plénitude n’est possible. En cela, Rohmer est un des dignes héritiers de Renoir. Car chez ce glorieux aîné qu’il admire tant, le cadre n’est pas rude, précis et tranchant comme une lame. Il n’est que la délimitation arbitraire et contrainte d’une parcelle de nature dans laquelle le hors-champ semble s‘inviter et se rappeler à notre bon souvenir. Le tout de l’univers est alors toujours présent.
Mais cette conception de la mise en scène n’est pas qu’une simple méthode ou un simple savoir-faire artisanale identifiable. Cette quête d’unité et d’harmonie du tout est la principale aspiration de ceux que l’on appelle les héros rohmériens. La violence avec laquelle Astrée rejette Céladon pousse celui-ci vers le suicide. Après à un malentendu stupide et un échange bref, leur histoire se brise en mille éclats. Les amants unis dans le même plan, suite à la discorde, se voient alors séparés. Le film passe de l’union à la désunion, c’est à dire chute du paradis à l’enfer. Mais les causes de cette désunion proviennent ici des aspirations des personnages, de leur conception et de ce qu’ils attendent de l’amour. Car la morale forte et exigeante d’Astrée et Céladon, comme celle des personnages chez Rohmer en général, est difficile à tenir et à vivre. Astrée considère Céladon comme l’amour de sa vie et ne peut souffrir la moindre faiblesse. L’élu, parce qu’il est l’unique, est divinisé, sanctifié. Il se doit de correspondre point par point à ce que l’on est en droit d’attendre de celui ou de celle que son cœur a choisi. Mais cette idéalisation aveugle est une faute. Dans Une vieille maîtresse, le roman de Barbey d’Aurevilly adapté au cinéma par Catherine Breillat, la femme de Ryno, la pure et douce blonde au visage d’ange, n’est pas qu’une simple victime, car, en idéalisant son époux, elle commet une erreur capitale et se refuse à voir la réalité telle qu’elle est. L’autre n’est pas Dieu, mais une créature tiraillée entre le bien et le mal. Et le rôle de l’être aimé est d’aider cet autre dans son combat quotidien contre le démon.
Cette conception de l’amour est d’autant plus fragile qu’elle est confrontée constamment à une philosophie de vie aux antipodes de cette sacralisation de l’être aimé. Car le pendant aux aspirations amoureuses d’Astrée et Céladon existe : il a pris la forme d’un jeune joueur de luth, au visage très expressif, et dont les traits évoquent celui d’un satyre ou d‘un diable. Cet homme rejette en riant et avec un cynisme effrayant, l’idée qu’il y ait un ou une élu. Tout ceci n’est pour lui que chimère et croyance idiote. Lui, le musicien, symbolise le plaisir, la légèreté, la frivolité et le libertinage. Sa seule morale est celle de la jouissance, des corps et du sexe. L’absolu naissant de l’union de deux âmes faites l’une pour l’autre ne peut que le faire s’esclaffer. Tel un danseur, il passe d’une cavalière à une autre. Il n’a par conséquent aucune peine de cœur. Il vit en adéquation avec la chair et le corps, et nie tout ce qui est de l’ordre de l’idée et de l’absolu. La véritable harmonie pour lui ne peut advenir qu’en suivant le plus simplement du monde ses instincts. Entre le joueur de luth et Astrée, se joue l’opposition entre libertinage et romantisme. À ce titre, de façon schématique, ce personnage représente un pendant aux idéaux et aux aspirations non pas uniquement d’Astrée et Céladon, mais bien de la plupart des héros rohmériens. Ce film, bien qu’étant une adaptation se situant dans une époque révolue, apparaît par certains aspects comme un condensé de l’ensemble des interrogations portées par l’œuvre de ce cinéaste.