David Lean, spécialiste des épopées lyriques en temps de conquêtes ou de crises politiques, n’a jamais vraiment su faire court : Lawrence d’Arabie raflait en 1962 tous les Oscars avec ses 3h47 de panarabisme tandis que Le Docteur Jivago, sorti en 1965, arborait fièrement ses 3h17 d’amours interrompues par les charniers russes et mondiaux. Si La Fille de Ryan tient son rang de « long » métrage, il ne réussit pas toujours à retrouver le souffle épique, synthèse de la grandeur du sentiment et de l’esprit, de ces précédentes sagas.
David Lean aime les films étirés qui prennent le temps de digérer les événements, qui fondent l’un dans l’autre le temps de l’histoire (un temps long) et le temps de l’intime (un temps instantané). La pique introductive était sans doute facile, mais elle est également inspirée par le visionnage de cette version restaurée de La Fille de Ryan, l’un des films les plus personnels de son auteur mais aussi le plus boudé par le public comme la critique. La durée ne fait pas nécessairement l’ennui. Dans ce cas précis, elle laisse défiler les choses et les êtres, laissant la sensation que l’image n’a finalement que peu de prise sur le film, que le film lui-même ne se concentre pas, n’est pas en train de se créer mais subit un mouvement préétabli. On perçoit parfois les contours de la mise à nu du désir, d’une passion, mais on n’en ressent que les effluves. Il faut avouer que le film porte aussi les stigmates de sa production chaotique : la mésentente entre les acteurs principaux est palpable et le montage semble, paradoxalement, trop rapide – le film a été remonté deux fois après sa sortie – pour laisser le temps aux intrigues premières et secondaires de trouver leur place. La Fille de Ryan, qui n’est pas dénué non plus de jolies trouvailles et de cette attente que savent créer les mélodrames, souffre pourtant d’une impatience qui vire souvent à la caricature et balaie ses portraits avec un empressement affadissant.
Thomas Ryan, patron de pub d’une petite ville côtière d’Irlande du Nord, Kirrary, a donc une fille : Rose. Celle-ci a d’Emma Bovary la fascination adolescente pour les romans sentimentaux sans sa vaine obsession de l’ascension sociale : le petit village est un simple terrain de jeu qu’elle aspire à agrandir, rêvant des salons dublinois et tombant amoureuse du seul habitant qui voyage modestement, l’instituteur. Ce dernier est pourtant fait pour la vie de province et prévient Rose, avant de l’épouser, d’une possible incompréhension. L’ennui pointe bien vite le bout de son nez, et Rose se rabat sur le représentant de l’étranger, de l’ailleurs : le major anglais Doryan, à peine sorti des tranchées françaises – nous sommes en 1916 – pour surveiller la région rebelle. Tous les ingrédients sont donc théoriquement présents : un amour traître entre une Irlandaise et un Anglais, un décor de guerre civile et un arrière-plan de guerre mondiale, un mari plus intelligent que Charles Bovary mais tout aussi contemplatif, un amant traumatisé par les bombardements, un indépendantiste en cavale… qui trop embrasse mal étreint. Le centre de ce capharnaüm est, certes, Rose : c’est d’ailleurs autour d’elle que David Lean réussit à transmettre le plus d’émotion. Cette ombrelle volante qui ouvre et parcourt le film est à l’image de son personnage : aérienne, volage par nécessité, héroïne climatique coincée entre les étendues maritimes fermées par l’horizon et les landes crépusculaires d’un pays ravagé par le chômage et l’oisiveté. C’est la seule qui se meut à la fois dans l’argument et dans l’espace qui la reflète, la seule qui se transforme au gré des phantasmes et des rappels du réel. Elle existe, parfois avec son mari, seul personnage nuancé étonnamment interprété par un Mitchum intérieur. Le reste est en décalage, factice, totalement inadapté à l’envolée que voudrait épouser le conte.
Dans les épopées, le décor n’en est pas un : il se fond dans les méandres des développements relationnels. Il doit élever les intrigues amoureuses au rang de symbole, les pousser dans leurs retranchements, transformer leur simplicité en beauté substantielle, faire du choc des individus avec l’extérieur une alchimie narrative. C’est le grand échec de La Fille de Ryan : David Lean ne parvient presque jamais à faire de ce pays en friche une terre de combat, de désir et de défaite aride. Chaque recoin a son topos, et l’on reste assez choqué par les représentations sociales et politiques véhiculées. Le hameau est peuplé d’analphabètes cruels et sales qui raillent l’idiot du village boiteux et muet (LE rôle à Oscar du film) : les Irlandais, mangeurs de patates et buveurs de Guinness, soutiennent Tim O’Leary, l’indépendantiste sans charisme, violent et déshumanisé. Les Irlandaises sont jalouses, vulgaires, méchantes et promptes à l’humiliation : la scène de fin ose d’ailleurs faire le lien entre le lynchage de Rose – qui osa coucher avec l’ennemi – et l’épuration des Françaises à la fin de la Seconde Guerre mondiale. De l’insurrection de Pâques qui fut réprimée dans le sang des Dublinois, on ne retient qu’une forme de folklore politique voué à l’échec devant la grandeur et la majesté de l’Anglais, représenté par le Major Doryan, jeune combattant traumatisé mais humain. On ne s’étonnera donc pas que le film, dont l’arrière-plan historique tient plus du tract simpliste réutilisable par la Couronne que de la tentative de reconstitution, ait fait un four en Irlande et ait obtenu un succès de contexte en Angleterre.
Il serait pourtant insensé de faire de David Lean un réactionnaire, vengeur à peine masqué d’un pays finalement amputé d’une partie de son territoire : l’échec principal est cinématographique, la faute à un montage cassant, à un manque de profondeur et d’étude des caractères – le contre-exemple parfait en la matière est le Tess de Polanski, sorti en 1979. Il en reste malgré tout quelques moments brumeux où Turner fricote avec Constable, où les respirations emportent légèrement les extases et les déceptions de Rose, où la peur de vivre côtoie naturellement celle de mourir.