Polanski est un touche-à-tout. Tess, d’après le roman de Thomas Hardy, marque par son imprégnation totale de l’atmosphère désespérée de la littérature anglaise du XIXe siècle, formant une œuvre complète à la plastique remarquable et aux ouvertures multiples. De la lettre au pinceau puis à l’écran, il n’y a qu’un pas, et ce pas est ici franchi avec l’élégance et la beauté que l’on ne reconnaît qu’aux grands mélodrames.
Les amateurs de littérature victorienne peuvent se réjouir de la ressortie de Tess. Mais le film n’est pas seulement, loin de là, une réécriture ou une transposition filmée des différentes parties, précisément scindées, du roman d’Hardy, mais une adaptation stricto sensu. Polanski se situe au-delà de la simple adaptation littérale et combine toutes les formes d’émotions. De la rudesse des espaces agricoles à la chaleur momentanée des parties de campagne, de la passion bucolique à la déchéance irréparable des amants sacrifiés, le cinéaste montre l’amplitude de sa palette, et réussit dans la légèreté comme dans la tragédie. Ce film total, dédié à l’épouse défunte Sharon Tate, est le premier métrage réalisé par le Polanski exilé. Menacé d’extradition vers les États-Unis (qui ont cependant acclamé le film) en Angleterre, il choisit le décor normand et francilien, assez proche du bocage britannique, pour camper le parcours de Teresa d’Urberville. Le parti-pris de reconstitution réaliste est bien présent, allant jusqu’à reproduire pour la scène finale le site de Stonehenge, dernier autel de la jeune victime, mais la lettre intéresse moins Polanski que la marge, l’égarement. Les événements, les espaces, les thèmes et les personnages ne font qu’un.
Les centres et motifs narratifs sont, certes, divers, mais c’est l’espace qui prime tout d’abord. De petites parcelles cultivables en grandes propriétés, il est tantôt coupé, caché, ouvert, propices aux danses de village qui ouvrent le film comme au viol qui entache l’entrée dans le monde de Tess Durbeyfield/D’Urberville. C’est ensuite cette jeune fille incarnée par la douce et dure Nastassja Kinski, fraîche, éclatante bien que mal née, qui s’intègre aux nuances d’une campagne de vallées et de recoins. L’argument est simple et glaçant : après avoir appris de la bouche d’un notaire du cru que les Durbeyfield seraient liés à la grande famille des D’Urberville, le père de Tess l’envoie chez un cousin providentiel. Censé apporter gloire au blason de la famille paysanne, Alec l’embauche dans le poulailler et fait de la jeune fille sa maîtresse forcée, avant qu’elle ne s’enfuit, enceinte d’un enfant malade, vers le village de ses parents. Le fruit défendu est ici imposé. L’enfer, c’est les autres, et Tess n’est pas au bout de ses peines, y compris lorsqu’elle trouve l’homme rêvé, Angel le bien-nommé, qui accélèrera sa chute.
Il y a dans les romans de Thomas Hardy (Tess d’Urberville donc, mais aussi son ultime, Jude l’Obscur) un désespoir à peine nuancé, une noirceur qui surgit à chaque page. L’interprétation qu’en fait Polanski est justement plus ouverte : si l’on retrouve dans le film les principales composantes du roman victorien comme l’illusoire ascension sociale ou le martyr de la femme innocente, marquée et pervertie par le rapport au monde des hommes, Tess s’autorise d’autres champs de référenciation, et entrouvre quelques portes qui dépasse le simple portrait des inégalités sociales et de l’intolérance. Si les événements n’ont pas besoin de chœur antique pour attacher Tess à sa destinée sacrificielle, celle-ci n’est pas linéaire. L’horizon ne lui appartient pas, le bucolique est noirci, mais une fenêtre s’ouvre, à chaque pas, avant de se refermer. Après son viol, Tess vivra l’amour. Après la séparation, elle vivra les retrouvailles. Le ciel s’obscurcit, la forêt virginale est brouillardeuse, mais l’espoir, même déçu, reste vaillant jusqu’à la mort. Le rythme suit les saisons, mais est perpétuellement remis en jeu par de longues séquences, des ellipses, des moments de répits picturaux qui font de la tragédie humaine autre chose qu’un simple produit de circonstances ou de fatalisme déterminé.
Sans doute ce perpétuel mouvement de lutte, cette absence de renoncement à la nature humaine sont-ils à l’origine de la palette extraordinaire de couleurs que le film donne à voir : Constable et Millet s’entrelacent pour donner de l’éclat au Dorsetshire normand. Polanski reprend, détourne, choisit la flamboyance pour le travail des champs et la simplicité, la pâleur et l’assombrissement quand il reproduit un amer Déjeuner sur l’herbe pour la Cène des amants. L’amour sensuel ne peut être beau que dans l’égalité et l’égalité n’est pas de ce monde. Tess, rejetée par l’Église et pourtant seule martyre, va de bonheurs en échecs, de découvertes en retours au village, de résignation apaisante en folie criminelle. Elle est un tout, comme le film de Polanski, qui suit son héroïne fantomatique et la laisse s’échapper pour ne pas l’alourdir, filme les mots que personne n’entend, et sait la sortir du cadre quand l’espace immense qui happe les protagonistes devient prison. L’attention, la précision, la poésie font du film une sorte de complainte amoureuse plus tourmentée qu’homérique. Certains ont leur Autant en emporte le vent, d’autres ont leur Barry Lyndon, Polanski a réalisé son Tess.