En éditant au sein d’un même coffret les œuvres les moins connues de David Lean, Carlotta rappelle que bien avant ses adaptations de Dickens un brin académiques et ses grandes fresques hollywoodiennes multi-oscarisées, le réalisateur avait marqué le renouveau du cinéma britannique d’après-guerre en nourrissant ses œuvres romanesques d’une conscience de classe qui tranchait radicalement avec le faste d’Hollywood.
Lorsqu’on invoque le nom de David Lean, on pense généralement à la seconde partie de sa carrière, composée de grandes fresques romantiques et/ou exotiques, rameutant des millions de spectateurs dans les salles et croulant sous les Oscars. Au sommet de celles-ci, trônent bien évidemment Lawrence d’Arabie (1962), projet luxueux et totalement mégalo (à l’image du personnage éponyme) et, dans une moindre mesure, Docteur Jivago (1965), grande épopée en pleine révolution bolchévique. Étonnamment, ces luxueux projets lui valent une consécration alors que les Studios se sont écroulés quelques années plus tôt et que ce système de production (et les contraintes qui s’y joignent) sont à l’opposé d’un style affirmé par le réalisateur au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Si les thématiques ne sont, en soi, pas si éloignées (l’amour qui s’affranchit des contraintes géographiques ou de classes, des personnages embarqués dans le tourbillon de l’histoire), le dispositif est sensiblement différent, lorgnant plus du côté du réalisme poétique français des années 1930 que de la flamboyance hollywoodienne.
Sous tutelle de la Seconde Guerre mondiale
Né en 1908, David Lean ne se prédestinait pas du tout à une carrière de réalisateur. Issu d’un milieu modeste au sein duquel ses parents le préparèrent à une carrière de comptable, le jeune homme choisit de faire un stage à la Gaumont où il finit par devenir un monteur reconnu. Alors que la Seconde Guerre mondiale bat son plein, il se voit confier en 1942 la co-réalisation d’un film de propagande, Ceux qui servent en mer (non proposé dans le coffret) qui sera pour lui l’opportunité de débuter une fructueuse collaboration avec le dramaturge de Noel Coward (qui cosigne le film) dont la réputation n’est alors plus à faire. Alors que ses pièces sont adaptées avec succès à Hollywood (l’une des plus notables reste Sérénade à trois d’Ernst Lubitsch) et que ses talents multiples lui permettent d’endosser des casquettes différentes (acteur, producteur), il décide de passer derrière la caméra et permet ainsi à David Lean de faire ses premières armes en tant que metteur en scène au sein de l’industrie cinématographique anglaise. L’influence de l’auteur sur son nouveau complice est telle les premières années qu’il est encore aujourd’hui difficile de savoir jusqu’où le premier a guidé, orienté voire obligé le second dans ses choix artistiques. Les trois films que le réalisateur signera en 1944 et 1945, l’épique Heureux Mortels, la comédie L’esprit s’amuse et le mélodrame Brève Rencontre sont à ce titre profondément marqués par cet amour du mot et le raffinement des situations propres à l’esprit de Coward puisqu’il en signe à chaque fois la pièce originale ou le scénario. Seulement, à partir de Brève Rencontre, David Lean affirme progressivement un style plus singulier, ce qui permettra au film de devenir une référence dans le renouveau du cinéma britannique d’après-guerre. Ce sera la dernière collaboration du réalisateur avec Coward et l’émancipation sera effective dès l’année suivante, lorsque deux adaptations de Dickens, Les Grandes Espérances et Olivier Twist achèvent de faire du nom de David Lean une référence populaire.
Il serait impossible de parler de l’arrivée du cinéaste dans le paysage cinématographique anglais sans tisser de lien avec le contexte historique particulier d’alors. Comme dans de nombreux pays européens, le cinéma anglais est sinistré par plusieurs années d’une guerre qui n’est pas encore terminée et qui n’a cessé d’encourager la fuite des talents vers Hollywood, comme par exemple Alfred Hitchcock en 1940. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si c’est cette même année que Michael Powell débute une carrière fructueuse qui lui permettra de devenir également l’un des plus dignes représentants du cinéma britannique jusqu’à la fin des années 1950. Bénéficiant de cette vacance liée aux événements, David Lean assoit aussi sa popularité naissante en s’emparant de sujets qui trouvent un écho particulier auprès du public anglais. Heureux Mortels (1944), son premier film signé de son seul nom, s’intéresse au parcours d’une modeste famille anglaise entre 1918 et 1939. En choisissant ces deux dates-phares, le réalisateur donne déjà le ton : ses personnages ne sont pas des héros directement confrontés aux traumatismes de l’histoire (qui resteront donc en amont et en aval du récit) mais de simples gens dont la nécessité première est de survivre en marge des événements qui secoueront ces deux décennies (les Années Folles, la grande crise de 1929, la montée des extrémismes en Europe) mais dont l’ampleur sera toujours mesurée a posteriori. En mettant en scène un quotidien de proximité au sein d’une famille qui évolue et se renouvelle, David Lean livre une œuvre d’un optimisme lucide et mesuré, d’une bien belle pertinence au moment où le pays doit apprendre à se reconstruire. Avec Brève Rencontre, tourné un an plus tard, il opte pour les accents mélodramatiques du réalisme poétique qui règne sur le cinéma français depuis le milieu des années 1930. Mais le film, plus hybride qu’il n’y paraît, est surtout un parfait symptôme du renouveau esthétique en marche dans les pays Européens depuis la Libération. L’après-guerre ne permet plus aux différentes cinématographies du vieux continent d’ériger le factice comme argument esthétique. En choisissant des décors naturels et en privilégiant leur âpre dureté (le bistrot d’une gare bruyante, les souterrains, la rue) sans forcément s’inscrire dans la lignée du néoréalisme italien ou anticiper la Nouvelle Vague française (les contrastes sont travaillés, les éclairages ne sont pas naturels, le cadrage et le montage restent dans la veine classique), David Lean crée néanmoins une proximité inédite entre ses personnages et les spectateurs.
Un rapport de classe
À (re)voir l’ensemble des films proposés dans ce coffret, il est intriguant de constater à quel point le réalisateur se nourrissait de la problématique de classes pour orienter ses choix de mise en scène. L’ouverture de Madeleine (1950) sur un Londres industriel est à ce titre exemplaire puisqu’elle joue dès le premier plan sur la mise en opposition de deux mondes : celui de Madeleine, jeune femme de bonne famille éprise d’un parvenu d’un autre rang, et la classe populaire, affranchie de ces interdits sociaux. La mise en espace est millimétrée et la maison bourgeoise dans laquelle vivent la fautive et sa famille devient le théâtre parfait de ces enjeux de classe. L’amant s’introduit par les cuisines, s’octroie la complicité d’une employée de maison peu regardante tandis que Madeleine se morfond dans une chambre en sous-sol aux petites fenêtres obstruées par des barreaux, prisonnière d’une passion qui ne lui permet pas de s’élever au niveau de son rang. Le cadre est la plupart du temps encombré par l’opulence, les perspectives souvent bouchées, ce qui amène les protagonistes à penser que la fuite serait la seule issue possible, dans la mesure où elle permettrait de se libérer d’un décorum étouffant. Ce n’est pas un hasard non plus si les deux amants connaissent leurs premiers jeux sensuels en extérieur, en marge d’une fête populaire tenue en hors champ mais dont la musique rythme par étapes l’abandon du couple fugitif. Avec une distinction et un sens de l’ellipse que n’auraient pas renié les maîtres d’Hollywood d’alors, David Lean symbolise la virginité perdue de la jeune femme par l’abandon sur l’herbe d’un mouchoir blanc immaculé. L’espace d’un court instant, cette dernière s’est libérée de son carcan, quitte à prendre le risque (inconscient) d’être mise ensuite au ban de la société.
La transgression de classe est également le nerf central des Amants passionnés (1949) mais elle ne prend pas les mêmes tournures. Ici, comme dans Brève Rencontre, c’est la passion dévorante renvoyant le mariage de compromis à son insoutenable étroitesse qui va conduire une jeune femme à remettre en question une union d’intérêt pour vivre des sentiments plus exaltés. Comme dans Madeleine, David Lean joue de la mise en opposition des espaces. Du haut de sa tour d’ivoire, l’héroïne est comme éteinte, assise à distance raisonnable d’un compagnon de vie (incarné par l’excellent Claude Rains) tandis qu’en contrebas, la foule danse frénétiquement. La béance traduite par le champ/contrechamp n’aura de résolution qu’en marge de ces rapports de classe citadins car, au cours d’un long flash-back, on découvre que l’épouse a vécu en Haute-Savoie une aventure fiévreuse avec un homme qui s’est marié par la suite. Le réalisateur, grâce à son montage qui brouille une certaine linéarité du récit et son travail sur le son fait de ruptures, construit un intriguant espace temporel autour de cette escapade amoureuse. D’une certaine manière, en choisissant le confort matériel plutôt que la passion fiévreuse, la jeune épouse s’expose à une mort spirituelle, ce qui amènera la très belle scène de fin, entre tragédie et résignation.
Dans Brève Rencontre, au-delà de toute interprétation conservatrice qui pourrait laisser croire que David Lean n’envisage pas le salut en-dehors du foyer, la pression sociale et la culpabilité ne cessent de travailler la femme adultérine. La voix-off martèle l’affranchissement progressif (qui verse davantage dans l’auto-persuasion) de l’héroïne face aux jugements de ses pairs (joli contrepoint sur l’homme d’église dont elle croit interpréter le regard dans le train qui la ramène chez elle). C’est en ce sens, notamment, que le cinéma de David Lean, à cette époque, se distingue très clairement de son cousin hollywoodien. Ici, le réalisateur n’a pas le souci de donner un sens moral aux errances de ses personnages, ce qui invitera les censeurs de différents pays à interdire l’accès de l’œuvre aux mineurs car l’adultère y était présenté de manière trop positive. La force de ces différents films n’est jamais de verser dans un manichéisme bien-pensant mais bien d’être en parfaite cohérence avec l’esthétique réaliste proposée par Lean. Ainsi, l’intérêt financier de l’héroïne des Amants passionnés n’est à terme pas remis en question, tout comme dans Brève Rencontre, la liaison restera secrète et ce, avec la complicité totale d’un spectateur en empathie pour la jeune femme. Mais c’est probablement le personnage éponyme de Madeleine qui bouscule le plus les repères moraux. Accusée par la suite d’avoir empoisonné un amant devenu maître-chanteur (nous ne serons jamais si cette accusation est fondée ou le fruit de la rumeur), elle est jugée sans ménagement, privée de cette barrière protectrice que sa classe était censée lui apporter, comme si ses errances sentimentales en avait fait un être inclassable et marginal.
Les passions contrariées
Ce qui fait bien évidemment le sel des œuvres réalisées par David Lean et réunies ici dans ce coffret, c’est le thème des amours ratées, des amants qui finissent par se manquer et qui plient devant le sort inéluctable de leur existence. Cette douce fatalité a également nourri le très délicat Summertime de 1955, récemment édité par Carlotta, avec Katharine Hepburn en vieille fille qui n’a jamais trouvé l’amour et le laisse échapper une dernière fois. Et même lorsqu’il verse dans la comédie (un genre qui n’est cependant pas son fort), la remémoration des amours passées finit toujours par gangrener l’équilibre présent. C’est par exemple le cas dans L’esprit s’amuse, jolie bulle de champagne qui peine néanmoins à tenir sur la longueur, où le mari se retrouve encombré du fantôme de son ex-femme après une ahurissante séance de spiritisme. Jouant sur le principe des contraires, source inépuisable de gags dans les comédies, le film n’en est pas moins une jolie variation sur l’équilibre instable entre ce qui hante et ce qui est vécu. Si le réalisateur semble un peu moins à l’aise dans cet exercice (on sent surtout la patte de Noel Coward), ce projet lui permet néanmoins de jouer avec les codes de représentation d’une bourgeoisie frivole, convaincue de n’avoir aucun compte à rendre aux morts qu’elle s’amuse à réveiller.
Maîtrisant parfaitement les codes du mélodrames, David Lean connaît les attentes du spectateur et ne recule pas devant une frustration délicate et jamais putassière. Il ne s’agit pas de malmener son auditoire mais de mettre en opposition la grandeur du sentiment et la petitesse du quotidien. Sans aucune forme de condescendance, le réalisateur se nourrit de petits détails qui font sens et qui atteignent une belle force d’évocation dans Heureux Mortels ou Brève Rencontre pour encrer les plus grands espoirs romantiques dans une réalité qui ne leur donne aucune chance. Comme dans un même mouvement, ces premiers films de David Lean, aujourd’hui réunis dans ce beau coffret DVD, semble se faire écho (la tentation du suicide sur un quai de métro dans Brève Rencontre et Les Amants passionnés). Il n’y a donc rien d’étonnant à constater que, tout au long de sa filmographie, jusqu’à La Route des Indes (1984), son dernier film, en passant par Docteur Jivago, le train a toujours été investi d’un pouvoir, celui de s’affranchir des frontières, de laisser espérer un ailleurs où l’exaltation des sentiments ne connaîtrait pas de frein. C’est bien là toute la force de son cinéma.