Johan van der Keuken aura été l’un des grands cinéastes contemporains à poser la question des frontières : comment filmer « l’ailleurs » sans renoncer aux questions qui se posent « ici » ? Comment faire en sorte qu’un regard documentaire-fictionnel sur le monde trouve une note juste et harmonieuse ? La Jungle plate, documentaire datant de 1978, associe beauté de l’image et fraîcheur d’un propos engagé et nuancé par le (presque) seul truchement des images.
Que faire aujourd’hui d’un documentaire ? Comment un documentaire peut-il exister ? Ce n’est un secret pour personne, le documentaire est en crise. La raison est simple : les distributeurs rechignent à les sortir en salle, et la télévision ne finance des projets que si ceux-ci sont conformes à un cahier des charges préexistant, contraignant les réalisateurs à s’adapter à des plages horaires et à une durée imposées. Le documentaire, aujourd’hui au cinéma, peut se diviser en deux catégories : d’un côté la veine Michael Moore, plus que contestable mais fortement lucrative, de l’autre une veine qui depuis quelques années semble conquérir un certain public dont Rithy Panh et son documentaire S21 sur le génocide cambodgien reste l’exemple le plus emblématique et le plus poignant. La reprise de La Jungle plate de Van der Keuken quelques mois après la ressortie en salles de La Forge de Jean-Daniel Pollet, permet non seulement de découvrir ou redécouvrir deux cinéastes majeurs nous ayant quittés il y a peu, mais aussi de nous interroger sur le documentaire en général. Souvent, qui dit documentaire dit dénonciation politique, écologique… S’il y a certes un propos chez Pollet ou Van der Keuken, l’idée de dénoncer et de s’attacher à ce que le spectateur prenne conscience d’un certain état du monde, ne relègue pas au second plan l’amour de l’image, l’amour du plan, le plaisir de filmer un paysage, un homme et les gestes qu’il accomplit dans son travail. Van der Keuken est un vrai cinéaste, car le plaisir que nous prenons à voir son film est dû aux sensations que procurent ces images, à leur enchaînement. Avant même que le propos du film ne soit introduit par le premier entretien, le spectateur est déjà totalement happé par les plans, la dynamique des cadrages, la musique et le montage. Nous sommes presque amenés à reprendre nos esprits quand les premiers mots se font entendre, quand les premiers sous-titres apparaissent.
Avec Morgan Spurlock et le film sur l’industrie de la mal-bouffe Super Size Me, on assiste au succès d’un documentaire aveugle dont le but est de s’acharner sur un gros méchant désarmant de saloperie, considéré comme la cause de toutes les horreurs humaines. Ce genre de films cherche à aveugler le spectateur et à prouver sa bonne foi par la mise en avant d’images qu’il considère comme objectives, c’est-à-dire dignes d’être des documents irréfutables à même de démontrer la justesse de son propos. Mais l’utilisation intensive du commentaire et de la voix off, ainsi qu’un montage savamment orchestré contribuent à créer des rapprochements d’idées à travers lesquelles se manifeste le discours que souhaite tenir le cinéaste. L’image est ainsi détournée, n’est qu’un maillon étouffé dans une longue chaîne idéologique. À ce titre, rappelons la phrase célèbre de Godard : « Ce n’est pas une image juste, c’est juste une image », ainsi que celle d’Alain Philippon considérant que l’utilisation de la voix, qu’elle soit off ou non, contribuait à « la mise à mort de l’image par le son ». Bien sûr, Van der Keuken choisit de montrer telle chose plus qu’une autre, mais il laisse le spectateur observer, aller à la découverte du plan. Ces cinéastes n’en sont en fait pas, contrairement à Van der Keuken et Pollet qui, bien qu’ayant des choses à dire, aiment filmer le plus simplement du monde des objets et des paysages. Mais dans un film comme La Jungle plate, cet amour du paysage n’est en aucun cas rendu à travers des plans léchés, aseptisés. Le cinéaste avance caméra au point, affronte la matière qu’il filme, semble immergé dans un paysage qui l’effraie en même temps qu’il le fascine.
La « jungle plate » désigne la Waddenzee, zone côtière en bordure des Pays-bas, du Danemark et de l’Allemagne. L’œil de l’estivant n’y voit qu’une platitude monotone, un grand désert truffé de petits lapins apprivoisés ; on s’y promène et on y voit des plaines, des mers sans sourires, et des bonshommes un peu moroses : en définitive un paysage qui ne distrait pas la pensée. Et puis le flux et le reflux de la caméra tire de cette vaste platitude aigrelette une jungle peuplée d’êtres improbables, espèces végétales, animales ou humaines, c’est égal. Cadrages sereins et montage rapide révèlent de drôles de créatures (vers de terre, carrelets) et des grandes causes à défendre (exemple de la manifestation contre les centrales nucléaires). Le souci de Van der Keuken est de délimiter un territoire à filmer (ici cette région côtière) en la restituant dans sa vérité fragmentaire et contradictoire, aussi bien humaine, animale que politique. Chacune des séquences compte ; la plénitude de l’horizon, le calfatage d’un chalutier, la récolte des vers, autant d’images qui révèlent ce jeu sur les échelles dont est friand le cinéaste. Il n’existe ni petits combats, ni images impartiales, nous dit Van der Keuken : mais des vers de terre qui accusent la planéité de l’écran, et des centrales nucléaires qui l’engloutissent. Les sons cuivrés railleurs de la musique de Willem Breuker rythment ces images (possible écho moqueur de la mécanique industrielle) quand ce n’est pas le bruit assourdissant du vent ou les sons mécaniques de la chaîne d’assemblage. Une des phrases de Van der Keuken est à ce propos particulièrement éclairante : « Il faut sortir de la tension qui existe entre la nostalgie de la pureté et l’engagement dans l’impureté pour se situer au point précis où tout peut se passer en même temps, en un millième de seconde. C’est l’art plein. » Art plein et équitable qui annonce la collision entre le regard et le réel, affirmant dans le même mouvement, l’âpreté ou la douceur de l’objet filmé et celle de l’acte même de filmer. Ce film de paysage, par son jeu sur l’infiniment petit et sur l’infiniment grand, par ses cadrages et décadrages qui cherchent à englober une totalité, dit à la fois le passé et le présent, en évoquant, et non pas en martelant.
Ainsi on pourrait presque dire que Van der Keuken est un cinéaste de l’abstrait, car l’attention qu’il porte aux couleurs, aux lignes, aux textures donne au paysage un intérêt plastique. La musique va d’ailleurs dans ce sens : il n’a pas choisi une bande son puisant dans le répertoire classique et donné à ses paysages une dimension mystique, ni dans le répertoire traditionnel hollandais qui aurait donné une ambiance douteuse « chasse, pêche et tradition ». Non ! Le cinéaste choisit de nous faire entendre un jazz barré, presque free, dont les éclatements, les montées, la folie expressive des cuivres s’accorde étrangement aux images : cette musique libre qui jaillit dans tous les sens répond aux couleurs et aux formes du paysage et par là aux exigences du cinéaste. Van der Keuken aime les formes libérées de tout symbolisme, qu’il soit culturel, historique ou religieux. C’est peut-être pour cette raison que malgré un parti pris politique très fort, le film échappe à l’écueil du martèlement propagandiste : la souplesse d’un montage intelligent qui agence de manière évocatrice et poétique, pêcheurs avertis et vaches à lait, suffit à toucher un spectateur ému par ce souci d’authenticité. Plus qu’un manifeste écologique et politique, La Jungle plate est une résistance lucide et périlleuse à l’idéologie.