Du 16 juin au 17 septembre, Le Jeu de Paume rendra hommage au photographe et cinéaste Johan van der Keuken. Profitons de cette exposition pour extraire quelques lignes de force à l’intérieur d’un cinéma travaillé autant par le jaillissement du réel que par la part aveugle du regard.
Au Bhoutan, un homme gravit une montagne. La montée sur le sentier himalayen s’avère raide et longue, voire périlleuse. La caméra se contente d’épouser son regard rivé sur le sol caillouteux, laissant seulement apparaître à l’écran, de temps à autre, le bout des pieds du marcheur. Le souffle court, haletant, parfois à la limite du vacillement, ce dernier persévère coûte que coûte pour atteindre son but : une étrange sculpture en bois située au sommet, dont la forme rappelle celle d’un phallus en érection. Dans Vacances prolongées (2000), cet ultime film consacré aux « hommes qui surmontent tous les obstacles pour se réconforter face au néant », Johan van der Keuken entreprit de filmer son entêtement à vivre (atteint d’un cancer de la prostate récidivant, le cinéaste se savait condamné). Loin de courber l’échine, l’auteur infatigable de plus d’une cinquantaine de films dits documentaires, mais dont la pluralité des formes témoigne d’une hybridité excédant cette seule catégorie, trouvait encore moyen de creuser malgré tout son atypique sillon.
Van der Keuken n’aura jamais cessé de faire face à la mort, de la questionner (un de ses films s’intitule La Question sans réponse) et de se confronter à une sorte de « deuil du voir » : poser son regard à un endroit, c’est non seulement accepter de ne pas tout voir, mais aussi prendre conscience que quelque chose se meurt dans le grand hors-champ de notre vision. Au cours d’une autre séquence troublante de Vacances prolongées, le cinéaste apparaît tel un fantôme esseulé hantant divers festivals, dont celui de San Francisco où lui est rendu un vibrant hommage. Ce contexte particulier et la mémoire cinématographique de la ville lui inspirent en marge une relecture onirique de Vertigo, notamment de la célèbre scène de filature durant laquelle Scottie (James Stewart) suit secrètement Madeleine (Kim Novak). Dans son remake, des photos de son épouse Nosh (qui fut aussi sa preneuse de son attitrée) se couplent à des plans de lieux vides et à des expérimentations visuelles (couleurs saturées, flous) quasi abstraites. Comme chez Hitchcock, van der Keuken met en scène la quête d’une image manquante que le regard ressuscite en feignant d’arrêter le temps. « Peut-être que je photographie parce que le temps passe trop vite et peut-être que je filme parce que le temps me manque » rapportait-il en 1984, témoignant de l’entrelacement de ses deux activités artistiques, l’une appréhendée comme un moyen de fixer le temps, l’autre comme une impossibilité à le rattraper. Regarder une photo, celle, par exemple, d’un visage aimé, consiste selon lui à le rendre proche pour en accueillir la douce et réconfortante présence. Mais ce faisant, l’action implique également de se heurter à son impossibilité d’être là, c’est-à-dire à son absence, qui met en cause son existence même.
Dès ses débuts, van der Keuken envisage la photographie comme un matériau biographique (son premier recueil publié en 1955, Nous avons 17 ans, aborde l’adolescence par le prisme de l’archive personnelle) convoquant un regard a posteriori peu enclin à la contemplation nostalgique : il en va bien plutôt d’une forme de « réveil » (« La photo est un moyen de prendre des notes sur la vision, elle réveille le regard ») et de veille, dans tous les sens du terme (il s’agit autant de veiller un proche que de rester plus largement aux aguets). Indissociable de son travail de photographe, ses films s’attellent également à « animer le regard », selon la formule de Barthes qu’il affectionnait, en suscitant un désir de voir susceptible d’être anéanti par la disparition de ce que l’on regarde. Filmer, pour le réalisateur néerlandais, revient à la fois à voir et à perdre de vue, à saisir et à laisser partir. Dans Derniers mots – ma sœur Joke, réalisé deux ans avant Vacances prolongées, van der Keuken était déjà le témoin d’une tragique agonie, celle de sa sœur (atteinte elle aussi d’un cancer). Aux antipodes d’un voyeurisme morbide, le film a la beauté poignante d’un crépuscule lumineux. Deux conversations éclairent et retracent une vie, fragile telle une bougie, qui pourrait plonger dans l’obscurité par une simple expiration, pour lui redonner tout son sens. Filmée du bout des doigts (le cinéaste avait volontairement opté pour une petite caméra vidéo digitale), van der Keuken manifeste envers sa sœur sa profonde tendresse et sa disponibilité absolue. Alors qu’il est à son chevet, son regard, qui patiente et redouble le nôtre, procure l’expérience inouïe d’accompagner un être cher, d’inventer un temps pour lui, obstinément, minutes après minutes, mots après mots, jusqu’au dernier. Un instant se noue, intime et inextinguible. Le sentiment de réel ne découle ici d’aucun effet ou volontarisme : en filmant simplement à la première personne, comme un témoin aimant, la main tremblante, van der Keuken renoue avec le cinéma des origines et l’émotion première d’un homme assis au bord de l’inconnu.
Le Je dans l’œil du cyclone
Exigeant et parfois radical, le cinéma de van der Keuken procède d’une pensée qui n’inféode pas le visible au savoir : « la peste du cinéma documentaire, c’est de vouloir expliquer le monde sans cet énorme trou du doute, du non-savoir ». En confrontant régulièrement le spectateur à des séquences énigmatiques, le cinéaste souhaite déstabiliser ce dernier et l’inciter à « une re-définition de soi ». Souvent ses plans sont sans lien apparent avec ce qui les a précédés ou ce qui les suit, comme s’ils portaient en eux la trace de quelque chose d’enfoui (d’enfui) dépassant l’entendement immédiat. L’appellation générique de documentariste paraît ainsi bien réductrice pour caractériser van der Keuken, son œuvre relevant également de la fiction, du journal intime, du cinéma expérimental ou encore des arts plastiques. Autant de champs d’action l’assimilant plutôt à un essayiste pour qui l’écriture sans fard du « Je » (visuelle et sonore) et le refus de la transparence s’avèrent prépondérants (l’artificialité des moyens d’enregistrement est régulièrement rendue par des procédés de distanciation et de mise en abyme tel que la présence de la caméra dans le plan, des recadrages fréquents ou encore le recours récurent à sa voix off). Le « Hollandais planant » (dixit Daney) privilégie les allées et venues de l’information, l’accident et l’équilibre instable menaçant en quelque sorte le spectateur de lui faire perdre, sinon la tête, du moins la vue.
Parmi les premiers films du cinéaste, le diptyque de L’Enfant aveugle (1964 et 1966) atteste d’ailleurs de procédés formels déjà bien affirmés qui privilégient la fragmentation et la perception aux explications. Discursif, le montage se refuse ainsi à tout didactisme. Il procède par tâtonnements, gros plans, ruptures de tons et exacerbations des sons, oblitérant volontairement une partie du visible au profit d’une approche sensorielle. L’aveugle y fait figure de voyant mis au ban de la société (les cadrages isolent systématiquement les enfants du reste du monde), la cécité relevant de fait davantage d’un problème social que du handicap. Chez le metteur en scène, la démarche cinématographique participe d’un engagement moral (l’engagement politique comme une éthique du regard) et physique (il portait systématiquement la caméra). Nul lyrisme ne l’anime, nulle emphase ne vient la lester. Le cinéaste violente un monde où la violence est reine : une violence économique et sociale (la culture, la pauvreté, les mouvements d’argent, le déracinement et l’émigration constituent des axes thématiques privilégiés) que sa caméra appréhende frénétiquement, avec rage parfois, de sorte à façonner une poésie instinctive. La forme tient ici d’un processus spontané (plutôt que d’un projet) perpétuellement renouvelé et reposant autant sur des dynamiques narratives et spatiales que sur une stagnation de l’action.
Rien d’étonnant dès lors à ce que van der Keuken, passionné de jazz, ait consacré en 1967 un film au saxophoniste ténor Ben Webster (Big Ben : Ben Webster In Europe) ou, plus tard, qu’il ait exploré la polyphonie rythmique de par le monde (les fanfares tous azimuts de Cuivres débridés, 1993) : psalmodie, élans nerveux des corps, entrechoquement de forces directes, inachèvement et improvisation participent d’un regard volontiers libertaire d’où rayonne une puissance sidérante. En outre, le cinéaste a régulièrement collaboré dès 1967 avec un autre musicien adepte du free jazz, Willem Breuker. Dans Lucebert, temps et adieux (1994), le saxophoniste influencé par Thelanious Monk improvise de folles embardées cubistes tandis que van der Keuken filme les toiles du poète et peintre néerlandais en laissant libre cours à son inspiration : mouvements désordonnés de la caméra et zooms vertigineux sur les tableaux de l’artiste battent en brèche le principe d’éclairage pédagogique. « Sans me chercher, tu me trouveras » : décédé avant la fin du tournage, Lucebert connaissait suffisamment son ami pour imaginer que le film ferait mieux que de lui survivre. Il serait à l’image de ses œuvres, engendrant une myriade de questions et de réponses, une frénésie étourdissante de sons et de plans qui ont la fugacité du pinceau se mouvant à vif tout en agitant les couleurs de la toile. Cette « tempête d’images » (titre éloquent d’un autre film de van der Keuken sur La Voie lactée, un foyer de contre-culture à Amsterdam abritant des groupes de musiciens, des troupes de théâtre et des poètes) éclabousse les scènes bruyamment à la manière d’un credo : « faire du bruit dans le monde ».
Un cinéma nomade
Beaucoup de films de van der Keuken trouvent leur origine aux quatre coins de la planète : en Afrique, en Égypte, en Italie et en France (Vers le sud), en Allemagne et au Danemark (La Jungle plate), au Liban (Les Palestiniens), en Amérique du sud (Le Nouvel âge glacière), en Inde (L’Œil au-dessus du puits), au Népal (Vacances prolongées), au Japon (I Love Dollars), etc. Même lorsqu’il consacre à sa ville natale un film fleuve de plus de quatre heures, le chef‑d’œuvre Amsterdam Global Village (1996), van der Keuken ne peut s’empêcher de sortir du cadre local en s’autorisant des embardées en Bolivie ou en Tchétchénie. Il est ailleurs comme chez lui. Pour le cinéaste, le voyageur satisfait d’abord aux exigences vitales de l’expérience et de la rencontre. Il se doit de « s’étonner d’être là où l’on est dans le monde », de se frotter à l’altérité sans brusquer le destin et, in fine, de bousculer son regard. Dans L’Œil au-dessus du puits (1988), van der Keuken filme moins l’Inde qu’il ne sème des idées presque de manière arbitraire : il observe des lieux, des objets, des rituels, des visages filmés ici et là (Face Value, le film suivant, essentiellement composé de gros plans sur des visages, en dresse une impressionnante cartographie européenne), de sorte à composer une toile sensible et bigarrée plutôt qu’exotique. Et lorsqu’il s’attarde sur la beauté d’un palmier, la scène suivante révèle l’utilité de l’arbre : il n’y a pas de captation crédule. On ne vole pas impunément la beauté des autres, tout juste l’achète-t-on parfois (dans plusieurs de ses films est abordé frontalement la question de la rémunération des personnes interrogées). Cinéaste lucide et impliqué, van der Keuken ne célèbre ni n’exalte ; il désigne.
« Il est difficile de toucher le réel » dit-il dans Vers le sud (1980), tandis que sa main se pose sur un mur où est reproduit à l’infini un cube coloré, renvoyant aux motifs cubistes. Comment livrer le réel en bloc, par plans, quand il se dérobe à mesure qu’on croit l’approcher, lorsque, comme disait Picasso, chaque chose cesse d’être à sa place et lorsqu’il cesse d’avoir une place pour chaque chose ? Si Vers le sud annonce le programme (un déplacement dans une direction cardinale donnée), il induit aussitôt une indétermination, puisque le trajet reste à inventer. Comme dans L’Œil au-dessus du puits, van der Keuken pose sa caméra buissonnière dans des rues désœuvrées et enregistre l’effervescence d’une manifestation, s’attarde sur un veilleur de nuit au Caire, sur des porteurs de briques indous ou des travailleurs marocains exilés, patiente dans des escaliers à Rome en compagnie d’une dame âgée. En somme, il témoigne de la circulation des corps, de leur fatigue et de leur « petite misère quotidienne ». Surtout, le cinéaste accumule les scènes, filmant et refilmant presque la même chose (« Le réel consiste à multiplier ces presques ») tout en constatant qu’il est impossible de tourner deux fois le même plan. Ce qui se soustrait alors au regard et lui échappe l’espace d’un instant, n’est rien d’autre que l’imprévu consubstantiel au réel. Lors d’un séjour dans les Alpes, van der Keuken dialogue frontalement avec un paysan savoyard, qui lui explique que sa lavande se vend moins bien, que les prix augmentent, que les grandes exploitations s’accaparent le marché et que les jeunes désertent, etc. Malgré la répétition supposée des prises, les mots de son interlocuteur peinent toutefois à venir et pointe alors une troublante impuissance de la parole. Plutôt que de couper sa caméra et d’ignorer ces propos lapidaires, van der Keuken filme les hésitations, le silence et tend si bien l’oreille que ce qu’on y entend fait irrésistiblement penser à de la tendresse. Soudain, un fragment de réel à peine envisagé y fait pourtant éternité et nous arrache les mots à notre tour. La beauté a ricoché sur leur surface, elle était un reflet venu d’ailleurs qui valait bien de gravir cette montagne.