Si La Lettre inachevée est sans doute le plus beau film de son auteur, cela tient notamment au fait que, contrairement à Quand passent les cigognes et Soy Cuba, la petite histoire ne s’y conjugue plus à la grande, offrant à Kalatozov un autre horizon pour parfaire son art. Un groupe constitué de quatre géologues est envoyé en Sibérie afin de localiser des gisements de diamant, quête périlleuse qui les mènera à leur perte. Si l’État soviétique, qui a ordonné l’expédition, n’est jamais oublié, le récit se nourrit justement de son absence. Après une violente nuit d’orage, un incendie se déclare pour venir mettre en danger le groupe de chercheurs et les messages de détresse qui s’ensuivent restent sans réponse ; les secours n’arrivent pas, l’État abandonnant le quatuor à son triste sort. L’écriture d’une lettre par Konstantin, le leader de l’expédition, à sa femme restée à Moscou, témoigne de cette même mise à distance qui sépare le groupe de tout contact direct avec la civilisation. Ce déchirement mélodramatique annonce dans le même temps la destinée de Tatiana (Tatiana Samoïlova, actrice principale de Quand passent…) et d’Andreï, le jeune couple du groupe. L’isolement de ses personnages encourage ainsi Kalatozov de mettre en scène une confrontation directe entre l’homme et la nature.
Cette mise à l’épreuve des corps dans un environnement hostile, trop vaste pour eux, trouve dans la courte focale un terreau paradoxalement fertile. Comme dans Quand passent…, elle tend d’abord à mettre en valeur les corps et les visages au travail en dépit de la grandeur de la nature qui les entoure. Dans une scène où les personnages décident de creuser la terre à l’aide de pioches dans l’espoir d’y trouver des diamants, la caméra se concentre avant tout sur les corps au travail. Plusieurs contre-plongées, associées à une courte focale, icônisent (voire érotisent) les personnages en sueur plus qu’elles ne donnent véritablement à voir l’objet de leur conquête (la matière, qui n’a droit qu’à de brèves inspections entre deux coups de pioche). Cette mise en valeur du travailleur est pour autant rapidement atténuée par un ensemble de surimpressions où apparaissent des flammes qui renversent la domination que l’homme pense exercer sur la nature. Ici, le feu dévore le cadre et s’ajoute aux éléments naturels qui se déchaînent sur les membres de l’expédition : le vent souffle sur une colline où ils apparaissent plus petits et en difficulté, avant qu’une rivière ne menace de les emporter. Ce basculement nuance ce qui a été mis en place dans Quand passent…, là où l’individu, en tant qu’être isolé du monde et de son environnement, occupe la majeure partie du cadre. Une autre surimpression de La Lettre inachevée figure plastiquement ce revirement. Des flammes masquent une partie du visage de Konstantin, filmé en gros plan, tandis qu’apparaît en surimpression un amas de roche sur lequel on l’aperçoit en train de s’avancer depuis l’arrière-plan, collage qui nous permet de prendre la mesure de sa petitesse par rapport aux décors sibériens. La déformation perceptive induite par les grands angles de Kalatozov est ici pleinement révélée, tant l’avancée progressive de Konstantin vers la caméra dans le plan suivant met en exergue la façon dont la courte focale déforme le visible, figurant des corps et des visages bien plus grands qu’ils ne le sont réellement.
La conquête de l’Est
Pour les chercheurs de La Lettre inachevée, trouver les diamants convoités implique donc de se faire plus petit. La scène qui suit la série de surimpressions enflammées les montre comme étant brièvement sur la bonne voie. Les géologues ont formé un trou dans le sol et semblent être ensevelis sous la matière, creusant sans le savoir leur propre tombe. C’est à ce moment que Tatiana observe avec précision la terre que Sergueï, le quatrième membre de l’expédition, ne daigne même plus regarder, et parvient à trouver du diamant. La suspension du temps lors de cette séquence inquiétante, où Sergueï semble d’abord menacer Tatiana, apparaît en décalage avec la série de fondus enchaînés qui l’a précédée. Pour trouver le précieux minerai, il fallait d’abord se faire plus petit que la nature, puis prendre le temps de la regarder avec attention, soit cesser de la maltraiter pour commencer à la considérer.
Cette prise de conscience n’est malheureusement que de courte durée, tant l’enthousiasme du groupe face à cette réjouissante découverte s’avère débordant. Après avoir traversé les bois à vive allure, les quatre chercheurs apparaissent au sommet d’une corniche et tirent au fusil face à un paysage qu’ils imaginent définitivement conquis et dominé. La nuit suivante, un incendie se déclenche donc près de leur campement, rappelant les personnages à la menace qui pèse sur toute exploitation des ressources, jusqu’à aboutir à la mort de l’un d’entre eux (Sergueï, guide de l’expédition). S’ensuit une série de péripéties où le film s’en tient essentiellement à montrer durant près d’une heure la lutte des corps avec les éléments. Le feu, la boue, le vent et la neige, tous omniprésents dans cette région, auront raison de l’ingéniosité des membres du groupe. Même le dernier survivant, Konstantin, qui tente d’allumer un feu sur une embarcation au beau milieu d’une rivière gelée, est rattrapé par les forces élémentaires. Après une ultime rêverie qui le voit fantasmer un retour à la civilisation (des ouvriers, des bateaux et sa femme surgissent en surimpression), son corps finit recouvert d’une fine couche de neige. L’ultime regard qu’il adressera à ses sauveteurs, souligné par un champ-contrechamp muet, entre deux gros plans de visages extatiques et un travelling arrière qui s’élève dans l’immensité du ciel sibérien, lance un dernier appel à l’humilité de l’Homme face au monde qui l’entoure.