Réalisé en 1963, Soy Cuba dépeint le crépuscule de l’ère Batista tout en romantisant à l’extrême la révolution qui aboutit à sa déposition quatre ans plus tôt. Cette coproduction cubano-soviétique en noir et blanc réussit d’ailleurs mieux son tableau de la décadence que son agitprop, dont les ordres de mission lui ont été remis en mains propres par le Politburo, désireux de glorifier le modèle socialiste dans sa déclinaison du moment. Financé grâce à un partenariat entre la Mosfilm et l’Institut cubain des arts et de l’industrie cinématographiques (ICAIC), il s’agit de la quatrième et dernière collaboration entre Mikhaïl Kalatozov et le chef opérateur Sergueï Ouroussevski, encore auréolés du prestige de leur Palme d’Or de 1958 pour Quand passent les cigognes. « Je suis Cuba » : dès le titre, la personnification de l’île fait dévier le film du tract commandé à Kalatozov, qui donne licence à la mise en scène pour contourner un script édifiant cosigné Evgueni Evtouchenko et Enrique Pineda Barnet.
La charge idéologique du propos est ici désamorcée par un traitement poétique à rebours de toute orthodoxie, un sabotage qui déclenchera l’ire du Kremlin comme du Líder máximo et explique l’anathème qui frappera ce titre jusqu’à sa réhabilitation au début des années 1990, sous le patronage de Martin Scorsese. Nourri d’un panthéisme qui influencera jusqu’à La Ligne rouge et Le Nouveau Monde, le film magnifie Cuba dès les premières minutes à l’aide d’un plan-séquence aérien, tourné avec une pellicule infrarouge pour accentuer les contrastes entre des palmiers que l’on dirait blanchis à la chaux et des ciels et des eaux sombres comme une nuit sans étoiles. La comparaison avec Terrence Malick est d’autant plus évidente que la voix off d’une narratrice omnisciente assimile l’arrivée de Christophe Colomb au viol d’une terre sacrée. Un raccord fait alors passer le spectateur d’une pirogue glissant silencieusement au milieu d’habitations sur pilotis à un luxueux hôtel de La Havane, reconverti en bordel pour hommes d’affaire américains. Des splendeurs vierges de la province de l’Oriente au modernisme architectural du Cohiba, du survol d’une nature encore intacte à une soudaine immersion parmi une clientèle interlope, le montage télescope les échelles de plans, dans une alternance qui sera la signature rythmique de ce film en perpétuel mouvement, entre dérives langoureuses et emballements soudains.
La plus grande partie a cependant été tournée en 16 mm avec une Caméflex Éclair, dont la maniabilité fut pour beaucoup dans l’identité esthétique de la Nouvelle Vague. Elle permet à Ouroussevski, ancien cadreur de la marine soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale, de prendre régulièrement des bains de foule pour en extraire toute la promiscuité. Très courtes focales, distorsions anamorphiques et inclinaisons dans l’axe confèrent un baroquisme échevelé aux scènes de danse ou de drague, filmées comme en état d’ébriété. Une folie pareillement wellesienne s’empare d’un cultivateur dépossédé de sa canne à sucre par un propriétaire terrien sans scrupules qui vient de revendre son lopin à l’oncle Sam. Sous le choc, le paysan détruit à coup de machette un champ indifférent à sa douleur, avant d’incendier le labeur d’une vie. Plus loin, après la répression d’une manifestation étudiante, la procession silencieuse dans les rues de La Havane en l’honneur d’un jeune martyr est suivie par un plan de grue en apesanteur, qui exhausse les tragédies individuelles à hauteur d’un destin collectif. Grevée par des velléités qui écartèlent le film entre réquisitoire et manifeste, l’allégorie politique manque certes de finesse. Mais les visions enfiévrées qu’elle charrie transcendent un matérialisme historique daté pour exalter l’âme d’un lieu et d’une culture uniques qui survivront à leurs incarnations successives ; fussent-elles castristes.