La distorsion de l’image induite par les courtes focales de Quand passent les cigognes, Palme d’Or 1958 qui ressort en salles ce mois-ci, implique en premier lieu de se rapprocher des acteurs pour faire effet. Les visages, souvent très proches de la caméra, apparaissent disproportionnés par rapport à l’espace qui les entoure. Dans ce mélodrame historique qui narre les déboires d’un couple moscovite durant la Seconde Guerre mondiale, les décors semblent a priori se réduire à une simple toile de fond qui viendrait encercler leurs corps et leurs visages magnifiés, positionnés au centre des plans. Cette supériorité de l’acteur sur l’espace, et des corps sur les décors, s’illustre dès la magnifique scène d’ouverture, modèle d’épure et de clarté. Une contre-plongée filme les abords de la Moskova avant que deux jeunes amants, Veronika (Tatiana Samoïlova) et Boris (Alexeï Batalov), surgissent à l’image. Heureux, ils partent main dans la main vers l’arrière-plan alors que la caméra s’élève pour figurer leur trajet tout en maintenant sa position initiale. En dépit de cette élévation, la ville n’est toujours pas visible dans ce cadre dont les bordures s’arrêtent au pied des habitations voisines, toujours cantonnées au hors-champ.
De fait, le Moscou des années 1940 importe peu dans Quand passent les cigognes. La ville n’est qu’un cadre géographique et historique qui vient refléter le déchirement d’un couple. L’ouverture du film s’en tient d’ailleurs à synthétiser cette trajectoire. Bien que les deux amants se tiennent main dans la main, le premier plan donne à voir une scission asymétrique, une coupure induite par une ligne qui sépare l’image pour s’élancer, courbée, vers un horizon incertain voilé par la brume (image ci-dessus à gauche). Les plans suivants déploient cette même géométrie comme reflet d’un amour condamné : d’abord un pont dans l’arrière-plan, dont les câbles de suspension relient les deux amants et soutiennent un pylône situé entre ces derniers (image ci-dessus au centre) ; ensuite une volée de cigognes, qui forme une flèche tracée par deux lignes convergentes (image ci-dessus à droite). Ces deux plans mettent en image la séparation prochaine d’un couple dont l’union, signe d’équilibre (le pont), est vouée à disparaître face à l’inexorable passage du temps (les cigognes forment un passage unidirectionnel et inaltérable). Si la géométrie de l’environnement peut donc tenir un rôle manifestement important dans le cinéma de Mikhaïl Kalatozov, l’intérêt de son œuvre se tient surtout dans la façon dont ses films semblent replacer en premier lieu l’individu au centre du récit et des images. Dans La Lettre inachevée, les personnages sont séparés du reste du monde, et doivent composer avec les individualités d’un groupe amené à se décomposer. Concernant Soy Cuba, qui envisage pourtant ses figures comme les métonymies d’un pays tout entier, l’amplitude narrative se déploie également par l’entremise de destins isolés filmés à la courte focale, dont l’horizon souvent funeste est la condition d’un rassemblement (cf. cette marche funèbre où la foule porte un cercueil couvert par un drapeau cubain). Quand passent les cigognes amorce déjà cette fracture entre le monde et l’individu comme point de départ. La séparation des deux amants est ainsi l’occasion pour Kalatozov de suivre la trajectoire solitaire de Veronika, une jeune femme qui refuse d’accepter la disparition de sa moitié.
Ruptures
Malgré les nombreux plan-séquences qui ont fait la renommée du cinéaste et de son chef opérateur Sergueï Ouroussevski – un effet stylistique qui peut parfois s’accompagner d’un point de vue quasi-subjectif –, la mise en scène de Kalatozov ne se résume jamais ici à une forme d’immersion figurant une intériorité. C’est tout le contraire qui s’y joue, tant la durée des plans accroît plutôt la distance qui sépare cette individualité séparée du monde qui l’entoure. Veronika traverse par exemple de manière récurrente une foule, les yeux rivés vers le hors-champ, sans que jamais la caméra ne s’intéresse à l’objet de son regard. Des obstacles obstruant le cadre sans le couvrir entièrement, comme des grilles et des barrières métalliques, viennent également, lors de plusieurs scènes-clés, s’intercaler au premier plan entre la caméra et la jeune femme, pour creuser encore davantage cet éloignement.
À travers la durée de ces plans souvent spectaculaires, déployés par le truchement de travellings acrobatiques et de mouvements de grue, le film dialogue avec le cinéma de Sergueï Eisenstein, dont l’ampleur passée hante la filmographie de Kalatozov (Eisenstein arrête de tourner dix ans avant la sortie de Quand passent…). Chez Eisenstein, la coupe est le lien qui permet de former, par association, une dialectique figurant l’union du peuple soviétique (cf. La Grève). Chez Kalatozov, cette construction idéologique passant par le montage est autant contestée par l’ancrage narratif individuel de Quand passent les cigognes, que par son attachement au plan-séquence, loin du montage des attractions de son compatriote. La déchirure du film se joue aussi là, dans la façon dont il rompt avec l’imposante histoire du cinéma soviétique, épousant la trajectoire de Veronika pour mieux se libérer des chaînes du passé. À la fin du film, après avoir fait le deuil de son défunt amant, Veronika distribue des bouquets de fleurs aux familles réunies à la fin de la guerre, tandis qu’un nouveau-né est élevé au-dessus du peuple. C’est à cet instant qu’une volée de cigognes traverse de nouveau le ciel de Moscou, rappelant une dernière fois Veronika à son amour pour Boris, avant qu’elle ne s’en éloigne et accepte, finalement, de rejoindre la foule.