À force d’engranger des dollars et de récolter des Oscars, le biopic à l’américaine devait bien arriver chez nous. Le genre, habituellement réservé aux chaînes de télé qui peuvent se payer le luxe de grandes sagas en deux ou trois parties, est un concept trop juteux pour ne pas affoler l’esprit des financiers. Le biopic, c’est la possibilité d’attirer les foules sur le seul prestige d’un nom (Dalida hier à la télé, Piaf aujourd’hui au cinéma) porteur de légende, de fantasmes, de nostalgie, voire de culte. C’est la quasi-certitude de déchaîner les passions au sein du gotha artistico-médiatique qui, d’acteurs en soif de reconnaissance aux journalistes déchaînés pendant la période de promo, tueraient père et mère pour en être. C’est, enfin, le sceau de la reconnaissance éternelle : pour le comédien qui aura bien travaillé, pour le réalisateur qui se sera bien documenté, il est recommandé de faire un peu de place sur la cheminée pour y poser son césar.
La Môme, donc. Le premier avantage d’une vie comme celle d’Édith Piaf, c’est qu’elle permet d’oser les délires scénaristiques que l’on ne pardonnerait à aucune fiction. Dans un biopic, on ne peut jamais reprocher au scénariste d’en faire trop, puisque tout est vrai, avéré, vérifié, validé, enterré. Piaf, morte à 48 ans dans un corps de vieille dame, eut il est vrai l’un des destins les plus extraordinaires et les plus cinégéniques qui soient : élevée dans un bordel ; miraculeusement rescapée d’une cécité précoce ; arrachée à la rue par Louis Leplée, légende du music-hall, qui lui trouvera son célèbre pseudo car il trouvait qu’elle ressemblait à un moineau ; redécouverte par Raymond Asso, producteur qui rendra son prénom à « la Môme » ; succès international inouï ; histoire d’amour passionnée avec le boxeur Marcel Cerdan, qui périra dans un accident d’avion ; accident de voiture, corps brisé, addiction, come-back inespéré, et la mort, enfin, qui vient dévorer un être tout frêle prématurément vieilli. De quoi remplir cinq saisons d’une série télévisée, pourtant ici compilé en 2h20 virevoltantes, sur lesquelles souffle l’ambition un peu folle d’Olivier Dahan, réalisateur dont il serait peu de dire que l’on n’en attend rien, si ce n’est le pire.
Impossible pourtant de ne pas crever d’envie de voir : comme la presse people dont ils sont les lointains cousins, riches et honorables, les biopics exercent un pouvoir de fascination très fédérateur. Que l’on aime ou que l’on déteste, on veut pouvoir témoigner, donner son avis. Cotillard est-elle crédible ? Le scénario est-il fidèle aux événements ? Peu importe la réponse, finalement : le public aura vu, et pour des générations entières auprès desquelles Piaf n’est qu’une voix de plus dans le patrimoine français, la canonisation médiatique de la chanteuse est d’ores et déjà en marche. Peu importeront, alors, les qualités cinématographiques du film. La Môme a déjà transcendé la seule sphère artistique pour devenir une entité à part, récupérée dans un même élan par les médias et le public.
Tant mieux pour La Môme, ses producteurs et son équipe technique et artistique, car l’objet filmique en tant que tel reste vague, nauséeux, difficile à digérer. À son crédit, Olivier Dahan est un cinéaste qui aime se compliquer la tâche. À une narration linéaire, il a préféré, avec l’aide de sa co-scénariste Isabelle Sobelman, de multiples allers-retours dans la vie de Piaf, partagés entre cinq temps forts de son existence : l’enfance, la découverte, la gloire, le come-back, la mort. Beau travail de montage, dont le zigzag évoque les innombrables cassures de la vie débordante (débordée ?) de son héroïne et l’incidence que les événements ont eu sur sa santé. A contrario, la mise en scène tremblée, faussement urgente, et la photo léchée tendance Amélie Poulain s’annulent l’une l’autre pour ne produire qu’un effet de tournis : emportée par la foule, etc… Merci, on a compris.
Dans ce gloubi-boulga esthétique, certains personnages traversent le décor, le temps d’une scène souvent calibrée pour les nominations au césar du second rôle : la crédibilité psychologique n’a, dans ces cas-là, aucun droit de cité. La mère (Clotilde Courau), indigne et poivrote ; le père (Jean-Paul Rouve), dur mais bon ; la pute qui fait office de mère adoptive au bordel (Emmanuelle Seigner), douce mais timbrée… Réduits à deux couleurs maximum pour nuancer leurs personnages, les acteurs cabotinent à tout crin : mention spéciale à Seigner et Sylvie Testud dans le rôle de la fidèle amie Mômone qui, faute de pouvoir donner corps à ce qui n’est ici qu’un faire valoir pour l’actrice principale, se repose sur sa gouaille naturelle et sombre la tête la première dans la caricature.
La Môme n’est qu’un théâtre d’ombres, plein de silhouettes qui s’agitent dans un décor luxueux pour reconstituer une époque, des figures (Leplée, Asso, Coquatrix, Dietrich, Cerdan) qui ne font que passer quand pour certaines il y aurait eu tant à dire, toutes à la gloire de la Piaf et de son interprète. C’est probablement la plus grosse bévue du film, avoir négligé l’entourage de la Môme quand bien même ce qu’elle est devenue au fil des ans est le fruit de ses rencontres, de ses amours, de ses frustrations. Abandonnée à elle-même, sainte Edith ressemble souvent à une marionnette un peu grotesque, qui n’existe que pour le culte à venir de la performance de celle qui l’incarne. Dommage, certains comédiens font preuve d’une subtilité, d’une retenue qui auraient fait merveille si leurs rôles avaient été plus consistants : Depardieu (Louis Leplée), à qui l’expérience de Quand j’étais chanteur a visiblement fait beaucoup de bien, Marc Barbé (Raymond Asso), Pascal Greggory (Louis Barrier) et surtout Jean-Pierre Martins, honteusement sous-employé dans le rôle de Cerdan.
Puisque La Môme repose entièrement sur les épaules de Marion Cotillard, l’enjeu est énorme. L’actrice incarne l’oiseau de Montmartre de l’adolescence à la mort, et malgré les prothèses et les postiches (pour un effet parfois spectaculaire), le cabotinage et la Méthode qui relèvent plus de l’équilibrisme que de l’art, il y a de quoi être soufflé, déstabilisé même, devant la volonté d’une comédienne d’escalader une montagne, se casser la gueule parfois pour se relever sans cesse jusqu’à réussir, par de vrais moments de grâce, à ramasser le film entier et le faire décoller, l’emmener vers des sommets d’émotion que même Olivier Dahan n’aurait pas osé espérer. Le réalisateur, qui n’a peur de rien, tombe parfois dans le mélodrame le plus outrancier – la scène de l’annonce de la mort de Cerdan – mais c’est l’actrice, portée par sa sincérité, qui fait couler les larmes. Rien que pour ça, la rencontre sidérante entre une comédienne et un rôle, le film mérite d’être vu, aussi indigeste soit-il.