Difficile de se faire une idée précise du cinéma de Xavier Giannoli à l’heure de ce troisième long métrage, après l’intense et très réussi Les Corps impatients (2003) et Une aventure (2005), polar boursouflé malgré de belles ambitions formelles. Quand j’étais chanteur, présenté cette année à Cannes, s’est perdu dans une sélection française peu cohérente, coincé entre la radicalité de Flandres et la philosophie de comptoir de Selon Charlie. Complètement ignoré à l’heure du palmarès, le film de Xavier Giannoli mérite pourtant bien plus que le silence poli réservé lors de sa présentation. Il ne serait d’ailleurs pas étonnant de le voir réapparaître au moment des César, au moins pour son principal argument de vente : Gérard Depardieu.
Une chose est certaine : Xavier Giannoli aime les acteurs. Il sait les filmer, les mettre en valeur, tirer le meilleur de leurs personnalités : ses films semblent être au service des comédiens, plutôt que l’inverse. Si la méthode, monnaie courante dans le star-system hollywoodien, va à l’encontre de l’idée que l’on peut se faire d’un cinéma d’auteur qui peine à s’affranchir de l’écrasante influence de la Nouvelle Vague, elle peut se révéler passionnante. Dans Une aventure, la relation passionnelle entre les personnages de Ludivine Sagnier et Nicolas Duvauchelle trouvait un écho troublant dans la vraie vie, à tel point qu’en dépit de l’aspect polar (raté), le film se faisait presque voyeuriste malgré lui, tirant Une aventure vers une réflexion sur le pouvoir des images et la manipulation dont le spectateur (celui qui est dans la salle et celui qui est dans le film, Duvauchelle incarnant un projectionniste progressivement obsédé par une vidéo mettant en scène la jeune femme) est la première victime.
Ici, il s’agit pour Giannoli de conter l’histoire d’Alain Moreau, un chanteur de bal un peu sur le retour incarné par un acteur dont on avait oublié, depuis Le Garçu de Pialat (1995), qu’il est l’un des plus grands (exception faite de sa belle prestation dans Les Temps qui changent d’André Téchiné). Quand j’étais chanteur semble n’exister que pour cela : réhabiliter Depardieu, glisser l’ogre dans la peau d’une vedette de salon, un « saltimbanque » qui oscille entre star attitude démesurée et lucidité poignante. Bien sûr, c’est du travail d’orfèvre, l’osmose parfaite entre un jeune cinéaste fasciné par l’icône et un géant blasé qui, le temps d’un film, retrouve la grâce. Le rôle est du sur-mesure et Depardieu a le bon goût de ne pas foutre en l’air le trésor qu’il a entre les doigts : oubliant enfin l’auto-caricature, il traverse chaque scène avec la fascinante assurance de la légende qui sait que le film lui appartient, faisant au passage son miel de morceaux de bravoure (il chante l’intégralité de la bande musicale) qui compteront sans doute beaucoup à la période des remises de prix.
Le scénario, écrit par Giannoli, explore dans un premier temps le quotidien d’un chanteur de bal de province. Servies par une mise en scène feutrée qui caresse les visages et effleure les corps entraînés par la voix de Moreau/Depardieu, les scènes dégagent une belle intimité. Le regard de Giannoli est toujours respectueux, très soucieux de ne pas rire d’une cible facile, contrairement à un Yann Moix et son Podium. Très loin aussi du reportage ironico-misérabiliste à la Strip-Tease, le cinéaste s’attache à nous raconter les rencontres, les contrats, l’installation des décors, les fans… avec un réalisme bienvenu, qui contraste subtilement avec l’atmosphère un peu brumeuse, presque hors du temps, des récitals qui s’éternisent jusqu’au petit matin. En cela, le personnage de l’ex-femme/manager, très réussi parce que débarrassé de toute mythologie (ni véreuse, ni ringarde), décrasse définitivement l’image du chanteur de bal : ce n’est plus un fantasme façon Vis ma vie sur TF1, c’est un boulot – presque – comme les autres.
À ce beau portrait se greffe un personnage féminin qui, hélas, contraint Giannoli à faire de drôles de détours dans sa narration. Marion (Cécile de France) est une jeune femme belle et mystérieuse que Bruno (Mathieu Amalric) présente à Alain Moreau. Celui-ci va tomber sous le charme mais l’affaire ne sera pas si facile à conclure : si Marion a tôt fait de passer la nuit dans les draps du chanteur, la rendre amoureuse est une autre affaire. Certes, voir Cécile de France dans un autre registre que celui qui l’a rendue célèbre est plutôt agréable, d’autant plus que la comédienne montre enfin de quoi elle est capable et que le cinéaste joue du contraste entre sa voix d’adolescente et sa « métamorphose » physique (l’actrice, filmée comme une femme fatale – rouge à lèvres, robes moulantes, cheveux blonds platine et cigarette entre les doigts –, est resplendissante). Mais le personnage manque cruellement de consistance, et très vite le mystère qui l’entoure tourne à vide. La jeune femme a un enfant qu’elle ne voit que rarement et qu’elle a, semble t‑il, délibérément choisi de ne pas garder près d’elle. Pourquoi ? Où est le père ? Pourquoi vit-elle dans une chambre d’hôtel ? Autant de questions qui restent en suspens et qui, loin de donner de l’épaisseur à un personnage qui ne serait autrement qu’une ombre, accentuent son caractère fictionnel. Tel un fantasme cinématographique pour papier glacé, Cécile de France est joliment filmée, hagarde sur son lit, en larmes dans son bain : les images sont magnifiques, mais l’ensemble évoque une mise en scène pour magazine de mode chic. Dès lors que Depardieu entre dans le champ, son personnage dévore tout l’espace. Trop répétitives, les scènes entre les deux comédiens ne parviennent jamais à apporter un quelconque intérêt supplémentaire à l’histoire de ce chanteur, qui n’avait pas besoin de cette histoire d’amour pour que l’on mesure l’étendue de sa solitude.
Ainsi avance Quand j’étais chanteur, entre exploration fascinante de l’âme d’un homme désabusé et son amourette impossible et peu convaincante avec une femme trop jeune. Étrangement, Giannoli réussit dans la dernière scène du film à faire réellement co-exister ses deux personnages. Portée par Les Paradis perdus de Christophe (chanson très cinégénique d’un chanteur cinéphile), impeccablement cadrée et éclairée, la scène évoque les sensuelles rencontres des films de Wong Kar-wai. Il suffit d’un ou deux plans, parfaitement construits par un cinéaste qui aurait convoqué dans le même cadre le mythe de certains couples de cinéma et la nostalgie des tableaux de Hopper, pour prendre la mesure de son talent. Reste à attendre le film qui le consacrera.