« Qu’est-ce que tu dirais si je me rasais la moustache ? » D’une question anodine en forme de boutade, Emmanuel Carrère avait imaginé un troublant roman paranoïaque en 1986. Presque 20 ans plus tard, l’écrivain l’adapte lui-même au grand écran, une suite logique après ses premiers essais derrière la caméra, en tant que documentariste, avec Retour à Kotelnitch il y a deux ans.
La Moustache, c’est donc l’histoire a priori un peu conne de Marc, architecte bobo, qui se rase la moustache pour faire une surprise à sa femme, Agnès. Elle ne s’en aperçoit pas, pas plus que leurs amis communs ou que les collègues de travail de Marc. Ce n’est que le début d’une longue descente aux enfers…
De cette géniale idée de départ qui, à n’en pas douter, aurait inspiré à David Lynch un de ces chefs-d’œuvre dont il a le secret, Emmanuel Carrère signe un film tendu et angoissant, un cauchemar domestique tellement ancré dans la banalité du quotidien qu’il en est d’autant plus violent et dérangeant. En abandonnant le récit à la première personne du roman (pas de voix off), Carrère renforce le doute : Marc est-il en train de devenir fou ? Est-il la victime d’une mauvaise blague ou, pire, d’un complot ? Au spectateur de se débrouiller avec ça, et c’est tant mieux : tout se joue dans ce qui ne se dit pas, dans l’incertitude qui se lit dans le regard de Vincent Lindon, qui trouve ici l’un de ses plus beaux rôles. Rarement son air de chien battu et sa gestuelle d’homme au bord de la crise de nerfs auront si bien servi un personnage.
Emmanuel Carrère aime répéter que La Moustache est avant tout l’histoire de la crise d’un couple ; le moteur du film, c’est la façon dont cet homme et cette femme vont traverser cette crise et la surmonter. Cette théorie trouve son apogée dans une très belle scène au cours de laquelle Marc et Agnès dînent dans un restaurant, décidés à faire une pause dans cet engrenage pour essayer de se retrouver l’un l’autre. C’est comme si la clé du film était là : une réflexion sur la perception, sur le regard de l’autre dans un couple, sur la confiance. Le personnage d’Agnès (incarné par Emmanuelle Devos, dont l’étrangeté se glisse avec bonheur dans ce rôle ambigu) est un baromètre pour Marc comme pour le spectateur, puisqu’il est la seule référence de la stabilité mentale du héros et, par extension, de la nôtre. Emmanuel Carrère s’en remet à elle pour nous faire croire, ou pas, à la folie de Marc. C’est toute l’astuce du scénario que de confier autant d’importance à ce personnage qui était beaucoup plus secondaire dans le roman, puisque toute l’histoire était vécue depuis le monde intérieur de Marc.
Le film devient par ailleurs beaucoup moins intéressant dès qu’Agnès s’absente de l’écran un peu trop longtemps. Dans le dernier quart du film, Marc prend l’avion subitement pour Hong Kong. On ne saura jamais vraiment pourquoi, une des maladresses d’un scénario parfois un peu bancal : même si la fin du film semble justifier ce voyage impromptu, il reste trop opportuniste, comme si Carrère avait besoin d’un « truc » de prestidigitateur pour relier deux morceaux de son film. On le pardonnera pour son final impeccablement lynchien (schizophrénie ? parenthèse spatio-temporelle ? monde parallèle ? les paris sont ouverts !), qui prend son héros – et les spectateurs – à rebrousse-poil et a le bon goût de ne pas nous servir une explication de texte, ce qu’un réalisateur comme M. Night Shyamalan se serait empressé de faire (la comparaison n’est pas innocente : dans l’hypothèse tout à fait envisageable d’un remake américain, forcément plus commercial, le réalisateur du Sixième sens serait sans doute aux premières loges pour en signer l’adaptation). D’un film sur un type qui se rase la moustache, Carrère a imaginé un voyage troublant dont on n’a pas fini d’apprécier les subtilités, même longtemps après.