Dans les toilettes d’un camping normand, Marianne Winkler (Juliette Binoche) se trouve à la croisée des chemins. Face à elle : des toilettes souillées et la promesse d’un saut dans le vide. Jusque-là, son expérience d’immersion dans le sous-prolétariat caennais n’était qu’un jeu de dupes : tromper la conseillère de Pôle Emploi, puis Didier, patron d’une entreprise de nettoyage, qui l’approche lors d’un forum des métiers, et enfin ses nouveaux collègues de travail. Adaptation d’un récit de Florence Aubenas où la reportrice relatait sa propre expérience d’infiltrée parmi un groupe de femmes de ménages officiant sur les ferrys normands, Ouistreham offre à Juliette Binoche un joli numéro d’équilibriste. Nuançant habilement son jeu pour rendre crédible son interprétation de la journaliste, elle est amenée à mimer elle-même la prolétaire afin de parfaire sa couverture. À ce titre, la séquence de la cuvette apparaît comme un tournant ; il n’est dès lors plus question de jouer, car l’engagement attendu se fait des plus concrets : nettoyer la merde, ou non. Ce dilemme constitue le nœud central du film, rejoué à différents moments-clefs de « l’aventure » de Marianne : ainsi de la scène où elle évoque l’existence de son ancienne femme de ménage auprès de Hélène (Hélène Lambert), à la limite de révéler la supercherie à sa nouvelle amie, et surtout dans les dernières minutes, où la question lui est posée une dernière fois, frontalement : est-elle prête à se salir les mains ?
Les deux options qui se présentent à la journaliste – se fondre complètement dans ce milieu social ou en rester l’observatrice extérieure – traduisent une hésitation de la part du réalisateur : faut-il s’inscrire dans le sillon d’Aubenas et dresser, de l’intérieur, un portrait sociologique de cette « France en bas de l’échelle », ou bien prendre du recul et questionner la démarche de la reportrice ? Il est regrettable que le film ne fasse jamais véritablement mouche lorsqu’il décrit l’expérience sociale de Marianne : ses collègues apparaissent comme des « sujets » économiques archétypaux, le travail de journaliste de Marianne n’étant mis en scène qu’au travers de conversations dont les dialogues, trop surlignés, ne tournent qu’autour de l’argent, de leurs conditions de travail ou de leur rang dans la hiérarchie sociale. Si le casting d’amatrices entourant l’actrice principale est constitué par les véritables femmes de ménage rencontrées par Aubenas, la mise en scène ne se départit jamais d’une certaine facticité. La pénibilité du travail d’agent d’entretien (les odeurs, les produits ménagers, le mal de dos, etc.) ne fait que l’objet de discours, comme si Juliette Binoche n’avait à faire qu’à une crasse de façade.
C’est à l’occasion d’un basculement tardif (le pot de départ), quand il se confronte véritablement aux thématiques qui lui sont chères – le faux-semblant, le mensonge et ses conséquences – qu’Emmanuel Carrère parvient à toucher. Dans un dernier tiers funèbre, qui s’affranchit du récit original, le film dévoile courageusement les insuffisances (ou la suffisance) de la démarche d’Aubenas. Écrivant son ouvrage par la ruse et le mensonge, le succès de Marianne est terni. Elle qui voulait changer le monde en révélant la misère ne parvient qu’à susciter l’amertume, celle d’une rencontre contrariée avec Hélène dont elle est la seule à profite. Sans jamais être le grand film social attendu, Ouistreham parvient, par instants, à distiller un trouble. Présenté en ouverture de la Quinzaine des réalisateurs, Ouistreham est loin d’être le grand film social attendu, mais parvient tout de même à susciter un trouble. Comme un pied de nez, la programmation de la masterclass de Frederick Wiseman la même journée apportait un beau contrepoint : à la question qui lui était posée sur son aisance à approcher les personnages pour en filmer le quotidien, le cinéaste a simplement répondu « Quand on demande, c’est très rare que quelqu’un dise non. » Un principe qu’Aubenas aurait pu faire sien.