Emmanuel Carrère est avant tout réputé pour ses talents d’écrivain. Avec le film documentaire Retour à Kotelnitch, il prouve également que la caméra est un outil et l’image un langage qu’il maîtrise avec une indéniable subtilité.
Pendant près de trois ans, l’écrivain a multiplié les allers-retours entre la France et Kotelnitch, petite bourgade reculée de Russie, afin d’y réaliser un documentaire dont le prétexte initial était d’enquêter sur un prisonnier de guerre hongrois passé pour disparu et interné depuis près de cinquante-cinq ans dans l’hôpital municipal, et ce, sans que jamais sa famille restée au pays n’en soit avertie. Mais ce sujet n’est qu’un (beau) prétexte et révèle peu à peu la véritable quête d’un homme bien décidé à perpétuer le principe de mémoire et qu’en réponse à l’oubli trop évident, il propose avec pudeur et compassion une magnificence mélancolique capable de donner corps aux souvenirs les plus mystérieux.
Dans cette petite ville isolée du temps, il fait la connaissance d’une jeune femme intrigante qui rêve de France et parle la langue avec une étonnante facilité. Cette dernière est morte peu de temps après, assassinée à la hache par un détraqué. Cet événement tragique dont les motifs restent inexplicables constitue cette intrigante toile de fond où se confondent avec génie le désarroi et une indescriptible humilité. Emmanuel Carrère, dans un sincère souci de capter l’essence de chacun, dresse un portrait bouleversant et singulièrement attachant de cette population russe. Et si l’espoir nourri par des rêves d’exil vers l’occident se conjugue avec un désenchantement notable, la dignité et le courage demeurent, de manière inaltérable. La mère de la défunte force le respect, femme de caractère amputée par la mort violente de ses différents enfants, capable d’aborder au détour d’une conversation le problème tchétchène ou le nuage radioactif de Tchernobyl.
Mais le documentaire ne sombre jamais dans le pathos, apte à préserver une distance suffisante tout en collant au plus près du drame familial. La raison de ce succès est bien simple. Emmanuel Carrère a la grande intelligence de ne jamais se prendre au sérieux, c’est-à-dire qu’il ne se pose jamais en porte-parole de son propre combat ou en quelque éclaireur prétentieux sur la part d’ombre de l’humanité. Il évite les généralités pour ne s’attacher qu’au détail significatif, celui qui révélera la beauté mystérieuse de l’être, là où certains auraient privilégié la piste du fait divers sordide. Il prend le temps d’écouter, de laisser se déployer ce qui pourrait nous rapprocher d’une vérité tout en laissant croître le mystère comme un vide fascinant et volontairement préservé comme tel. Paradoxalement, la vérité n’est pas son principal souci ; il observe avec quiétude l’alchimie d’un monde complexe qui nous échappe forcément. Il nourrit son intériorité tout comme il nous encourage à nourrir la nôtre, donnant une place de choix aux souvenirs magnifiés sans jamais se laisser emporter par la nostalgie passéiste. Un trésor se constitue, une trace indélébile qui rappellera à chacun ce qui fut, et ce documentaire réussit son entreprise avec brio. Il suffit de voir avec quelle dévotion la mère embrasse Emmanuel Carrère lorsqu’elle reçoit une copie du film, capable de ressusciter sa fille injustement disparue, de signifier au monde que l’altération d’un souvenir est certainement ce qui peut arriver de pire à qui perd un être cher.