Quarante-cinq ans après son premier roman, Cormac McCarthy, l’un des plus grands écrivains américains actuels, est devenu la nouvelle coqueluche des producteurs d’Hollywood. Après No Country for Old Men début 2008, et en attendant les prochaines adaptations de Méridien de sang (par Ridley Scott ?) et de Des villes dans la plaine (par Andrew Dominik ?), voici que sort La Route. L’occasion de vérifier qu’une transposition trop fidèle n’est pas forcément ce qu’on peut souhaiter de mieux pour un chef-d’œuvre littéraire.
Quelques années après qu’un quelconque cataclysme a provoqué la chute des civilisations et le retour de l’humanité à la barbarie, un homme et son jeune fils tentent d’atteindre l’océan. Leur voyage au sein d’un paysage dévasté est rythmé par les impératifs de la survie au jour le jour : trouver à manger et où dormir, éviter les autres survivants qui sont autant de voleurs, d’esclavagistes ou de cannibales potentiels.
John Hillcoat, réalisateur australien jusqu’alors inconnu en France, s’est vu confier la lourde tâche de porter à l’écran le roman de Cormac McCarthy. Depuis sa parution en 2006 (janvier 2008 pour la traduction française), et l’obtention du Prix Pulitzer en 2007, La Route provoque un engouement mondial mérité. L’écrivain américain y décrit un monde déchu avec un minimum d’effets, dans un style sec et austère, aussi dépouillé que les paysages de cendres dans lesquels évoluent ses rares personnages. Il s’intéresse surtout à la relation, poignante bien que (ou parce que) exempte de tout pathos, entre un homme et son fils ; à la volonté inébranlable et magnifique du premier de protéger le second et de lui épargner le pire, mais aussi de lui transmettre quelque chose du monde d’antan : une morale, une ligne de conduite. Le vrai sujet du roman, au-delà de l’anecdote post-apocalyptique, c’est la formation d’un être humain qui soit à la fois héritier d’une civilisation mourante et espoir d’un hypothétique renouveau.
Contrairement à No Country for Old Men où l’argument du roman de départ ne servait que de prétexte, pour les frères Coen, à une énième variation misanthrope sur une humanité pitoyable et autodestructrice, La Route tente de respecter à la fois la lettre et l’esprit de l’œuvre originale. Peine perdue : alors que le livre de McCarthy appelait un traitement radicalement minimaliste à la Gerry, le film de John Hillcoat reste platement hollywoodien, en ce qu’il témoigne d’une peur panique du silence, d’un refus de l’implicite ; il recourt ainsi à une voix off lourdement explicative et à une partition musicale sirupeuse (pourtant co-signée par Nick Cave), sans parler de l’ajout discutable de flash-backs qui ne sont qu’un prétexte à rentabiliser la présence au générique de la star Charlize Theron. On sent bien, pourtant, qu’il s’agit là du minimum de concessions que le film devait faire vis-à-vis des canons du blockbuster : en l’état, avec ses images marronnasses et la quasi-absence d’effets spéciaux spectaculaires, La Route constitue la proposition la plus auteuriste et anémique qu’il soit aujourd’hui possible de réaliser à Hollywood sur un sujet porteur d’autant d’enjeux économiques. Certaines scènes, fidèles à l’esprit du roman, paraissent même très osées dans une production américaine – comme ce passage où le père, pour le sauver d’un sort autrement plus atroce, braque le canon de son pistolet sur le front de son fils et s’apprête à tirer… Si John Hillcoat emprunte La Route sans faire de contre-sens, il ne parvient pas à éviter toutes les prévisibles ornières : ainsi, la conclusion, déjà relativement décevante dans le livre, est ici l’occasion de verser dans le fossé du sentimentalisme. On se gardera bien de la raconter, et on se contentera de déplorer que l’horizon ultime du cinéma américain, aujourd’hui comme hier, reste la Famille au sens le plus traditionnel, vue comme indépassable cocon protecteur.
Force est donc de constater que La Route, le film, est une adaptation qui n’a certes rien d’indigne, mais qui souffre d’être trop sage, sans autre audace que celle d’une relative fidélité de surface. Il reste regardable, et se révèle même bien supérieur à la plupart des récits de fin du monde qui pullulent actuellement sur les écrans. Mais si le propre des chefs-d’œuvre est de résister à l’outrage des adaptations cinématographiques trop terre-à-terre, on aimerait que les réalisateurs et les producteurs osent parfois trahir la lettre pour mieux servir l’esprit, et se posent au minimum la question du rapport entre l’image et l’écrit, qui ne véhiculent pas la même forme d’émotion. Ainsi, dans le livre, la découverte inespérée d’une cannette de Coca-Cola était un passage magnifique, plein d’une sombre nostalgie pour un âge d’or révolu ; tandis que dans le film, cette scène ressemble terriblement à… une publicité pour Coca-Cola. Si l’adaptation de John Hillcoat incitera peut-être quelques spectateurs qui ne connaissent pas encore le roman à s’y plonger, il risque aussi, et c’est assez triste, de polluer l’imagination des lecteurs par des images parasites et finalement dispensables.