Cinéaste habitué aux studios hollywoodiens, Gus Van Sant est parti plusieurs semaines dans le désert, avec une équipe réduite, pour tourner le scénario écrit par ses deux acteurs et amis, Matt Damon et Casey Affleck. L’histoire est d’une grande simplicité : deux amis partis en balade se lassent dès les premières minutes, prennent la décision fatale de renoncer à la promenade et de rebrousser chemin, mais se perdent. La caméra enregistre les errements des jeunes gens, qui cherchent vainement leur chemin dans un espace immense et totalement dénué de point de repère. Avant Elephant qui le révélera au grand public comme un auteur incontournable de la décennie, Gus Van Sant s’offre une virée en comité restreint, cherchant à se débarrasser des contraintes de l’industrie et à appréhender le geste cinématographique sous un angle totalement neuf et épuré. À travers ses expérimentations sur le cadrage, la lumière, la durée des plans, il réinvente aussi la façon d’aborder la fiction au cinéma, et parvient à réconcilier démarche expérimentale et fiction. Il signe surtout le film le plus juste sur la génération de ceux qui ont eu trente ans dans les années 2000.
Caméra vagabonde
Gerry et Gerry vont en balade. Matt Damon et Casey Affleck, vieux amis à la ville et auteurs du scénario, incarnent, dans le film de Gus Van Sant, deux garçons affublés du même patronyme, qui partent se promener dans le désert. Ne se sentant pas à leur place dans leur rôle de randonneur, ils renoncent bien vite et décident de revenir sur leurs pas. Comme eux, la caméra de Gus Van Sant se balade, vagabonde dans les fourrés, parmi les taillis. Parfois elle colle aux deux jeunes hommes, mais souvent elle s’en détache, suivant son propre chemin. Après le générique, un long travelling attrape dans leur mouvement les deux garçons qui, situés à la gauche du champ, se dirigent vers la droite de l’écran. Mais, lancé à une allure très lente, l’appareil se laisse distancer par les personnages, sans que sa régularité ne soit remise en cause. Est-ce la caméra qui ne s’adapte pas à l’allure des personnages, ou bien au contraire les acteurs qui ne règlent pas leur pas sur celui du mouvement d’appareil ? Toujours est-il que les deux ne s’ajustent pas. Le ton est donné : chacun est bien décidé à ne pas se soumettre à l’autre et à vivre l’aventure de la balade au rythme qui lui sied. Un petit virage dans le chemin augmente la distance des hommes à la caméra, qui ne nous montre plus, l’espace d’un instant, que de la végétation, notamment un arbuste qui occupe tout le champ. Puis, au bout de quelques instants, les deux garçons réduisent à nouveau l’écart, redeviennent visibles, puis disparaissent à encore une fois. Alors que nous nous attendions à suivre le trajet des personnages, nous avons en fait suivi celui de la caméra.
« La caméra est une machine » est le titre du seul texte théorique écrit par Gus Van Sant, à l’occasion d’une rétrospective des films du cinéaste hongrois Béla Tarr au musée d’art moderne de New York et dans lequel il trace un parallèle entre les évolution conjointes de la révolution industrielle et du cinéma. « Je crois que ces inventions cinématographiques ont flatté l’industrie et donné naissance à un vocabulaire industriel. Le réalisateur pouvait à présent vous indiquer comment il fallait percevoir les scènes par la manière dont il jouait avec les éléments distincts. Il pouvait être maître de ses personnages, du temps et de l’histoire, et de vous. » Il semble bien que rendre la caméra apparente, indépendante, capricieuse presque, comme il le fait dans Gerry, est, de la part de Gus Van Sant, une trouvaille formelle qui exprime son refus de toute posture de maîtrise absolue que les cinéastes « classiques » ont selon lui assumée avec arrogance. En s’interdisant de faire coïncider les mouvements de la caméra avec les déplacements des acteurs, en s’opposant à ce que l’un des éléments ne soit inféodé à l’autre, c’est toute la transparence de la narration que le cinéaste récuse. Il réfute une conception du cinéma qui voudrait que l’image naisse tout d’une pièce, comme par enchantement, comme issue d’une sorte d’univers des images, parallèle au nôtre. Le concours d’une machine est pour lui nécessaire à ce que le regard que porte le cinéaste sur le monde ne se transforme en image. Loin de penser que la fonction du cinéaste consisterait à créer un monde filmé cohérent et univoque, il estime davantage que son rôle réside dans le choix et l’organisation de prélèvements sur le réel. Le réalisateur, le corps filmé et la caméra participent tous trois à la fabrication du film, mais chacun dans son propre emploi. L’utilisation de principes de mise en scène très visibles et établis d’avance met bien en exergue ces fonctions distinctes : le cinéaste met en place le dispositif qui va permettre la nécessaire rencontre, l’acteur joue et la caméra enregistre ce pour quoi elle a été programmée.
En affirmant que « c’est la caméra qui observe », Gus Van Sant dote l’appareil de prise de vue d’une certaine autonomie qui, loin d’être de l’ordre de la personnification, est au contraire une manière de lui autoriser une fonction purement mécanique. Il s’érige contre l’idée d’une mise en scène invisible, toujours soumise au récit et au personnage. La présence marquée de la caméra chez Gus Van Sant va contre toute idée anthropocentrique de l’image, et contre la prétention que le monde qu’il filme est un tout parfaitement homogène où les événements s’enchaîneraient avec une belle logique, où chaque action procéderait d’une chaîne unidirectionnelle. Notons la large part qu’occupe cette question de la direction, de la trajectoire dans les dialogues. Les deux jeunes gens se demandent extrêmement souvent quelle direction prendre, ce qui revient pour des personnages de cinéma à se demander quelles trajectoires effectuer à l’intérieur du cadre. Le vagabondage est bien le point commun qui relie toutes les composantes du film : la caméra suit son bonhomme de chemin, les garçons se livrent à un cheminement aléatoire, et même le spectateur est libre de choisir de promener son regard dans le vaste paysage qui apparaît à l’écran.
La politique de la table rase
Mais si Gus Van Sant tient un discours théorique catégorique dans son court texte sur la technique cinématographique, son parcours très varié a croisé aussi bien la route de l’expérimental que celle des grands studios hollywoodiens. Ce qui est étonnant, c’est la façon dont le cinéaste parvient, dans Gerry, à réconcilier ces deux penchants apparemment antagonistes en réalisant avec l’un des acteurs les plus en vue d’Hollywood un film très éloigné des contraintes formelles et narratives de l’industrie. Il semble pourtant que cette démarche qui consiste à se débarrasser de toutes les impuretés pour faire table rase soit en fait le second chapitre d’une démarche de recherche formelle initiée plusieurs films plus tôt avec l’énigmatique projet de Psycho, sur lequel il convient de revenir quelque peu. Dans Les Mots, Jean-Paul Sartre raconte comment, enfant amoureux des livres, il désira tout naturellement se mettre à l’écriture et passer du statut de lecteur à celui d’écrivain. C’est ainsi qu’il commença son « cahier de roman », dans lequel il recopia un ouvrage qu’il tenait en haute estime. Fier de cette œuvre si parfaitement accomplie, il la montra à sa mère qui l’accusa de plagiat et déconsidéra totalement le travail de l’enfant prodige. « Rien ne me troublait plus que de voir mes pattes de mouche échanger peu à peu leur luisance de feu follet contre la terne consistance de la matière : c’était la réalisation de l’imaginaire. » C’est, à peu de choses près, le même geste qu’exécute Gus Van Sant lorsqu’il décide, fort d’un important budget et d’une grande liberté accordés par le studio Universal à la suite de sa nomination aux oscars pour Will Hunting (1997), de re-tourner le Psychose d’Hitchcock à l’identique. Pas un remake, non, le même film, plan par plan, seconde par seconde, en dehors de quelques divergences revendiquées par l’auteur bis.
« Ce film me posait le problème de l’appropriation : prendre quelque chose en l’état à quelqu’un et le faire mien », explique le cinéaste lors d’un entretien. Contrairement à celle de Sartre, la démarche de Gus Van Sant, qui est déjà un cinéaste et n’est plus un enfant, n’est que faussement naïve et relève à n’en pas douter d’un profond questionnement sur l’autorité de l’œuvre. On peut y voir en premier lieu un geste d’enfant du cinéma qui, une fois adulte, tente de se mesurer à ses idoles. D’autre part, il s’agit pour l’auteur d’interroger sa propre place dans l’histoire des images cinématographiques. Enfin, on a pu lire que « Psycho [était] un film du sacrifice où Gus Van Sant niait sa propre personnalité ». Or, c’est justement à cette question apparemment simpliste qu’il cherche à répondre à travers ce film : que signifie la notion de paternité d’un film ? L’interrogation ainsi établie paraît à première vue confiner à l’absurde et nous pourrions la formuler ainsi : « Si je fais le film d’un autre, sera-t-il tout de même de moi ? » Si l’exercice peut paraître vain et fastidieux, on peut aussi voir la dimension libératrice qu’il possède : puisque tout dans le film est déjà prévu, il sera dès lors possible de se consacrer à l’essentiel, c’est à dire aux conditions du tournage au présent. Gus Van Sant refait ses classes, en quelque sorte, mais sans être un novice, et en ayant déjà expérimenté différents modes de tournages, tant au niveau du contenu que de la forme et de du mode de production.
Avec Gerry, et après l’incursion assez conventionnelle en studio d’À la rencontre de Forrester (2000), Gus Van Sant semble donc reprendre là où il l’avait laissé, le questionnement sur le geste cinématographique initié avec Psycho. Mais, alors que la structure de Psycho était totalement verrouillée d’avance, celle de Gerry s’ouvre à tous les possibles, par le choix du lieu de tournage, d’une part, et par la simplicité de la narration d’autre part. Après l’exercice expérimental relevant de la table rase, Gus Van Sant ne connaît plus d’évidences, et se comporte en quelque sorte en amnésique qui aurait de l’expérience, qui remettrait toutes ses habitudes de pratique en question. Cette attitude l’amène à s’interroger de la façon la plus naïve, donc la plus fondamentale sur son métier en se demandant : « Qu’est-ce que faire un plan ? »
Dramatisation de l’espace
On pourrait en effet voir Gerry comme une tentative de la part de Gus Van Sant d’établir un recensement de toutes les façons envisageables de faire un plan. L’immensité de l’espace est à la mesure de la jubilation avec laquelle il éparpille les corps des deux personnages dans le champ, les faisant tantôt marcher sur le bord bas du cadre, ou bien encore les perchant sur des rochers, les réduisant parfois à l’état de fourmis humaines, ou au contraire, s’approchant au plus près de leur visage. La diversité des combinaisons de cadrages donnent l’impression qu’il cherche à constituer un précis complet de cinéma. Le désert permet de faire tous les raccords, de même que le caractère très lâche du récit n’en interdit aucun. Gus Van Sant multiplie les « raccords à appréhension décalée » et s’amuse à tromper les attentes du spectateur, à créer des cadrages à l’échelle indécidable. Il y aurait donc bien une dramatisation au sein du film, mais qui se tramerait au niveau des cadres et des raccords. Il y aurait bien un suspense, mais qui serait de nature spatiale.
Les deux protagonistes se séparent un temps, officiellement pour chacun chercher comment sortir de cette maudite aventure, mais on sent également la volonté du cinéaste de multiplier leurs séparations et retrouvailles dans le champ, de leur faire opérer une sorte de ballet en parcourant le champ de gauche à droite comme de haut en bas. L’amplitude de l’échelle de plan va bien, dans Gerry, « des Dieux aux quarks », pour reprendre l’expression de Pascal Bonitzer. L’ouverture du champ des possibles en matière d’espace a pour corollaire la possibilité de jouer sur la variation de la temporalité des plans. La notion de plan comme durée (take en anglais) est explorée jusqu’à l’extrême. L’étirement de la longueur de certains plans n’est pas sans rappeler ce que dit Gus Van Sant à propos du cinéaste hongrois qu’il affectionne, et dont il emprunte un certain nombre de dispositifs de plans que l’on trouve aussi bien dans Satantango (1994) que dans Les Harmonies Werckmeister (2000) ou encore dans Damnation (1988) : « Béla Tarr a tout réappris comme si le cinéma moderne n’avait jamais existé. Une foule déchaînée s’avance dans une rue pour incendier un hôpital, dans Les Harmonies Werckmeister (2000), plan qui dure à peu près cinq minutes. Quand, après une projection, on lui a demandé pourquoi ce plan de foule durait si longtemps, Béla a répondu : “Parce qu’il y avait une grande distance à parcourir.” ».
Étirement du temps
« Dans Gerry, il y a cette formule un peu nouvelle chez moi de la durée, de l’élongation : combien de temps peut-on tenir un seul plan ? » L’exemple le plus frappant de cette volonté de pousser l’expérience de la durée dans ses derniers retranchements est certainement ce fameux plan, vers la fin du film, qui commence dans la nuit noire. On distingue à peine les deux silhouettes qui avancent avec difficulté, épuisés par les journées entières de marche, acculés par l’impossibilité de retrouver le moindre repère dans cet espace indéchiffrable. Matt Damon est devant, Casey Affleck derrière lui, soit juste devant la caméra. Au cours des quinze minutes du plan, durant lesquelles les garçons avancent machinalement, presque sans lever les pieds du sol, la distance qui les sépare ne variera absolument pas, tandis que l’angle et la distance de Casey à la caméra resteront eux-aussi identiques. La caméra suit les deux corps à faible distance, selon un travelling quasiment imperceptible. Ce plan est construit selon un enchâssement de regards : Matt Damon scrute l’horizon, Casey Affleck l’observe avancer devant lui, l’œil mécanique de l’objectif de la caméra est posé sur eux, et derrière lui le regard du cinéaste, tandis que dans la salle de projection, le spectateur représente la dernière paire d’yeux de la chaîne. Ainsi, pendant quinze minutes imperturbables, rythmées par la succession régulière des pas sur le sol, chacun est à son poste d’observation. Tout ne semble être que répétition du même. Et pourtant, du début à la fin du plan, le paysage a totalement changé, puisqu’il est passé de la nuit noire au soleil se levant sur le lac salé. Le premier photogramme du plan ne ressemble absolument pas au dernier ; celui-ci est baigné d’une lumière blanche éclatante, tandis que celui-là était constitué de teintes noires. Mais, loin d’être perceptible à vue, le changement s’insinue dans la durée. Nos yeux restent agrippés aux figures humaines tandis que l’événement filmique, l’épiphanie se produit dans le fond, presque à l’insu de notre concentration. Gus Van Sant prend le contre-pied des habitudes du spectateur en situant l’action au niveau non pas de l’action des personnages, mais des évolutions perceptibles dans le décor. Il y a un effet hypnotique dans ce plan où l’on ressent le changement en action plus qu’on ne le voit, et où, à force de rester identique, tout devient autrement.
Ce plan est très proche, dans sa conception du cinéma expérimental dont Gus Van Sant n’est pas sans accepter l’influence. On peut penser notamment au film de Michael Snow, Back and Forth où la caméra, montée sur un pied dans une salle de classe, balaie l’espace en un panoramique dont l’amplitude est invariablement réglée par avance. Ce qui est soumis au changement, c’est la vitesse de défilement du mouvement de caméra, et, parfois, le contenu de la pièce. Les larges fenêtres présentes au fond de la salle forment des cellules qui se succèdent dans l’image, entrecoupées de pans de mur. Lorsque la vitesse de défilement devient très importante, le spectateur peut avoir l’illusion de n’être plus face à l’image figurative à laquelle il s’est accoutumé, mais plutôt en présence d’une bande de pellicule vierge qui serait actionnée sur une table de montage. Puis le rythme ralentit à nouveau, et chaque élément reprend sa place, comme auparavant.
Ce qu’écrit Alain Fleischer à propos d’un autre film de Michael Snow, Longueur d’onde, pourrait tout à fait convenir à ce plan de Gerry. « Il y a chez tous ceux qui ont vu ce film une sorte de phénomène d’aveuglement ou d’hypnose : qu’ont-ils vu, que n’ont-ils pas vu ? […] Wavelength est la lente traversée optique – une caméra qui n’est l’œil de personne. ». Gus Van Sant semble bien emprunter au cinéaste expérimental l’idée que l’image est le fruit avant tout d’une machine. « Une cinémachine serait un bulldozer qui, pour tracer la route du regard modifie le paysage. La cinémachine montre le chemin du regard en le creusant », ajoute plus loin Alain Fleischer. Le phénomène est assez semblable dans le plan de Gerry, excepté que ce qui fascine Michael Snow, c’est la matérialité du cinéma lui même, c’est la magie de l’enregistrement d’une image sur la pellicule. Pour Gus Van Sant, c’est plutôt les phénomènes du réel qu’il convient d’emprisonner, de révéler. C’est la machine qu’est la caméra qui nous permet de découvrir comme nous ne l’avions jamais vue, la réalité du jour qui se lève. Ce qui semble relever de l’oxymore dans la démarche de Gus Van Sant, c’est que, pour permettre le prodige du réel, il ait choisi de passer par le biais de la fiction. Cela impliquait naturellement de repenser totalement une économie de la fiction, aussi bien expérimentale que documentaire…
(à suivre…)