Le lieu commun nous dit que la France est un pays où les réformes coincent, où le changement fait peur. En politique, l’axiome est plus que discutable, et une arme de propagande réelle. En sociologie, force est de constater que, si Jean Becker a raison, rien n’a bien changé depuis Maupassant. Narrateur d’une France de carte postale, Jean Becker se fait également, avec son dernier film, l’écho de la nostalgie d’un passé fantasmé benêt, simpliste et nauséabond.
Ouvrons le dictionnaire à « Friche ». Le Littré nous dit : « Terrain non cultivé, soit de tout temps, soit par abandon », puis « Terme rural. Chiendent dont les longues racines envahissent le sol et sont très difficiles à extirper ». Nous sommes bien dans la ruralité, le pays des vrais gens, qui s’occupent des vraies choses avec de vrais bons sentiments, dans le fantasme d’une France rurale attachée à des valeurs d’un autre temps, au son d’un « c’était mieux avant » seriné par tous les Jean-Pierre Pernaut du pays. Et parmi ces vrais gens, voici venir Germain, campé par l’acteur des vrais gens, le Patrick Sébastien du cinéma, j’ai nommé Gérard Depardieu. Germain, donc, est un grand – et large – enfant. Un peu benêt, va-t-on nous expliquer, lors de séquences où l’imbécillité du Système Éducatif sera représentée par un instituteur aux traits de Régis Laspalès qui n’aura de cesse de faire des jeux de mots crétins sur son malheureux élève un peu retardé. Mais voilà, c’est comme ça. Idiot un jour, idiot toujours, Germain est le crétin un peu fruste dont tout le monde se moque. Tout le monde ? Non. Car une gentille petite vieille va prendre l’innocent colosse en amitié et lui redonner le goût des livres. Elle a su voir que Germain avait du cœur, lui qui supporte une mère épouvantable, lui qui n’a pas de grands mots, mais de grands sentiments. L’intelligence du cœur, chère au Premier ministre Raffarin, non cultivée mais prête à éclore…
C’est bien connu : le Parisien se sent le centre du monde, et l’opposition Paris~/ province est une animosité hexagonale traditionnelle. Au-delà du lieu commun imbécile (régulièrement piétiné par des cinéastes qui ont, eux, à cœur de livrer une réelle vision du monde), la France à deux vitesses est un moteur idéologique avéré, entretenu par un monde politique – toutes tendances confondues – qui sait toujours se poser en héraut du plus faible, de l’incompris – l’électeur provincial donc. Promesses savamment distillées, et rarement maintenues plus de quelques semaines, une fois les élections passées. Peu importe donc à ceux que ce lieu commun sert, qu’il soit vrai ou non. L’important est de réactiver le complexe des uns face aux autres, et de s’en servir au bon moment. À cet égard, le film de Jean Becker fait donc figure de film d’illustration pour une campagne politique.
L’ennemi est clairement déclaré : c’est la ploutocratie parisianiste, le règne de l’élite contre les vrais gens. Les vrais gens, ce sont donc ceux qui, à l’instar de notre Germain, pensent avec le cœur avant de penser avec les mots. L’ennemi ? Les livres, la culture – parce qu’acquérir ces choses sans avoir de cœur, ça fait de nous des individus sans morale, tous justes bons à brandir ces connaissances mal acquises sous le nez des gens qui ont vraiment une bonne âme, tel ce cruciverbiste hautain qui ne laisse pas passer la moindre occasion de rabaisser notre héros…
Soit. On avait déjà perçu dans le précédent film (Deux jours à tuer) une belle tendance à la réaction idéologique, aux belles idées simples qui font les délices des sociologues tendances Grosses Têtes. Le réalisateur ne change pas, pose ses bases avec les topos et illustrations qu’on y attend, et filme le tout comme un faiseur de téléfilm neurasthénique, parfois pris d’une envie de caméra à l’épaule, mais qui pour le reste a compris le principe de base : personnage au centre de l’intrigue = personnage au centre de l’écran. Médiocre dans sa forme, médiocre dans son propos, Becker n’échappe pas non plus aux lieux communs les plus nauséabonds de sa conception passéiste de la France. Ainsi, le village où se tient l’intrigue du film est une sorte d’îlot parfait – le seul « extérieur » étant le neveu du personnage de Gisèle Casadesus, sans cœur donc, et motivé avant tout par l’argent. Et dans cette idéale république de petites gens… Point de couleur qui fasse tâche.
Quelques Maghrébins, de ci de là, parsèment le récit : l’un est le mari de madame la tenancière de troquet, et c’est lui, évidemment, qui va la tromper avec la jeunette de service – une infirmière venue de la grande ville. Fort heureusement, la sagesse fruste de Germain le remettra sur le droit chemin. Sur un chantier, Germain va en croiser deux autres, vénérables vieux bonshommes venus se tuer à la tâche et parlant à peine la langue – juste assez pour approuver du menton lorsque Germain assène des bribes de sagesse sorties de livres lus par son amie âgée. La dernière sera une jolie femme, venue au marché acheter les légumes – cultivés avec de la bonne terre et du bon cœur, ma bonne dame –, à laquelle notre héros donnera un blanc-seing de respect œcuménique en lui disant qu’elle a de jolis cheveux frisés.
A‑t-on taxé Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain de racisme franchouillard ? Que dire alors de la nausée qui nous saisit à chaque seconde de La Tête en friche, hymne à la médiocrité acceptée, à une mesquinerie bleu-blanc-rouge qui ferait honte à un admirateur de Pierre Poujade ? Que dire d’un cinéaste au CV suffisamment étayé pour pouvoir lever des fonds corrects, accueillir des acteurs à succès, qui se pique d’un cinéma sociologique, sans finalement prendre la moindre part à son sujet ? Mièvre, idiot, d’une criminelle facilité dans son racisme tranquille, La Tête en friche est plus que le camouflet à l’élite qu’il prétend être, c’est une insulte perpétuelle à la sensibilité artistique, intellectuelle et morale de son auditoire.