La Troisième Guerre s’inscrit dans une lignée de films français que l’on pourrait rassembler sous le pavillon des « films d’uniforme ». On y pénètre un univers professionnel singulier et chargé en symboles – ici celui des forces armées de l’opération Sentinelle assignées à la surveillance de Paris – dans des récits oscillants entre un réel désir de fiction (selon la profession, la mise en scène peut emprunter les codes du polar, du film de guerre ou encore du thriller) et une approche documentaire sur l’institution, qui suppose une certaine proximité des cinéastes avec celle-ci. Exemplairement dans Mon légionnaire, attendu dans les salles cet automne, Rachel Lang, réserviste de l’armée, dresse un portrait socio-culturel d’une étrange branche militaire dans notre société a priori pacifiée, la Légion étrangère. Un film qui n’avait suscité qu’une attention mesurée lors de sa projection cannoise, mais qui éclaire par ses qualités les défauts de La Troisième Guerre. Si le film de Giovanni Aloi donne une impression de suffisance et d’artificialité, c’est peut-être à cause d’un certain manque de considération pour le milieu qu’il dépeint. Pour le dire vite, le cinéaste donne l’impression d’adopter le regard d’un passant dans les rues parisiennes que l’incongruité de la présence des soldats, et de leur FAMAS, ramènerait à quelques réflexions vaguement antimilitaristes.
« Que se passe-t-il dans le crâne de ces soldats en uniforme, maintenus en état de guerre au milieu des rues peuplées de touristes et de badauds insouciants ? » semble se demander le metteur en scène. Les réponses esquissées ne surprendront pas : ennui, frustration, paranoïa. Et si le scénario cherche tout de même à dessiner une trajectoire sociale à ses personnages, il accouche de portraits sans nuance. Léo (Anthony Bajon) est une jeune recrue en proie à un manque affectif, cherchant dans l’armée le moyen d’assouvir un puissant désir d’ordre, en opposition au désordre régissant son foyer ; Hicham (Karim Leklou) est alcoolique, mythomane et complètement à cran, ce que suggère sa manière de mâchouiller frénétiquement un chewing-gum ; Yasmine (Leïla Bekthi), seul personnage féminin, cherche à taire sa féminité pour s’imposer dans ce milieu viril (elle doit faire un effort pour se montrer plus autoritaire, tout en cachant sa grossesse). Hormis le premier cité, dont la douceur du jeu tempère la lourdeur d’écriture de son personnage, les deux autres se livrent à un cabotinage constant (le regard fou de Leklou, la moue triste et figée de Bekthi) qui participent à la même distance qu’entretient le film avec son sujet : comme si porter le costume était trop grisant, les acteurs jouent aux soldats écorchés plus qu’ils n’incarnent des personnages. Le cinéaste ne convainc pas plus quand il s’emploie à filmer l’institution militaire et l’ambiance particulière d’une caserne, ramenant celle-ci à celle d’une chambrée où fusent les invectives, les remarques complotistes et les blagues de cul.
Longue focale
On pourra rétorquer que le cinéaste vise moins un certain réalisme qu’il ne désire faire un film sur la folie qui s’empare de ces guerriers sans guerre, s’essayant à une sorte de Taxi Driver à la française. Sauf que le film se montre tout aussi décevant dans la mise en scène de cette tension qui va crescendo, au fil des vaines patrouilles de ces soldats attendant un danger qui ne survient jamais. Les rondes dans Paris donnent matière à des séquences angoissantes – la menace n’étant nulle part, elle peut être partout, une bombe cachée dans une poubelle ou dans une camionnette mal garée –, mais le cinéaste peine à filmer les espaces que traversent les militaires, ne jouant jamais des angles morts, des recoins ou des éléments de décor qui pourraient nourrir le suspense. En lieu et place, le film rejoue la même partition : les personnages sont filmés en plan séquence, le cadre serré sur le haut du corps, avec une faible profondeur de champ pour maintenir l’altérité dans le flou, tandis que la bande sonore (un souffle court, une explosion au loin, une porte que l’on claque) figure, seule, l’angoisse des protagonistes. Au-delà de se montrer particulièrement redondant – impression renforcée par son emploi récurrent dans le cinéma françaisquand il s’agit de mettre en scène des scènes traumatiques ou des moments de tension –, ce procédé « immersif » tend sur la longueur à tourner à vide, appelant une nécessaire surenchère des éléments extérieurs pour justifier la progression du récit. C’est ainsi sans véritable objectif que les trois principaux protagonistes s’imposent de traverser une manifestation dense et hostile aux forces de l’ordre, pour introduire un segment final où les actions s’enchaînent sans raison, initiées par une narration qui passe en force. Pour justifier sa chute spectaculaire et attendue, le cinéaste en est alors réduit à agglomérer nombre de références à l’actualité (le pot de peinture jaune, l’agression d’une jeune journaliste, la bavure policière) comme pour donner au film, sur le gong, une substance politique et un propos bien artificiel sur ce qui gangrène les forces de l’ordre.