Comme l’indique son titre, le dernier film de Frédéric Tellier (L’Affaire SK1, Goliath) s’attache à restituer les multiples luttes, de la Seconde Guerre mondiale à la fondation d’Emmaüs, menées par l’Abbé Pierre. Cette vie de combat, c’est l’hypothèse du scénario, trouverait moins son origine dans un désir de justice sociale qu’elle ne découlerait de l’intensité de la foi du prélat : dès l’ouverture, l’abbé prie dans un désert que l’on devine être de Judée, méditant au crépuscule de sa vie sur la portée de son action. Un temps intitulé Les Onze vie de l’Abbé Pierre, référence à peine voilée aux Onze fioretti de François d’Assise, le film s’inscrit ainsi d’emblée dans le domaine du religieux, en projetant sur la figure d’Henri Grouès, prêtre, résistant, député, mais surtout de son vivant personnalité préférée des Français, celle d’un véritable saint. Au diapason des aspirationsdu personnage, Frédéric Tellier filme son héros en prédicateur populaire et habité, qui trouverait toutefois moins ici son Giotto que son Jacques Séguéla. Plus à son aise dans la mise en scène de la liesse collective que dans la reconstitution académique, le style publicitaire du réalisateur participe à transformer l’Abbé en une véritable « rockstar » de la charité, comme le soulignent les nombreux split-screens lors de ses meetings à la fin des années 1950. Le relatif intérêt du film tient à la manière dont Tellier parvient ponctuellement à figurer la tension entre l’intensité de la mission religieuse de Grouès et les appels répétés de la chair – qu’il s’agisse du souvenir d’une nuit d’amour, hantant le prêtre lors d’un accès de fièvre, ou de sa consommation excessive d’amphétamines, qui a manqué de le tuer à la fin des années 1950.
Mais au-delà de ces quelques scènes, Tellier enfile comme des perles les passages obligés de la biographie de Grouès – l’appel de l’Hiver 54, les tractations avec les politiques, le retour en grâce dans les années 1980 – sous la forme de clins d’œil à un public d’initiés, ce qui est d’ailleurs beaucoup présager de la popularité actuelle de l’Abbé, figure déjà un peu oubliée depuis sa mort en 2007. L’hommage qui lui est rendu est par ailleurs peu servi par la performance en demi-teinte de Benjamin Lavernhe, au maquillage certes impressionnant, mais dont les apparitions à l’écran sont parasitées par sa curieuse manière d’imiter par intermittence le phrasé de Grouès, avant de reprendre, sans aucune raison, sa voix habituelle. Le film saute de fait à pieds joints dans l’écueil de l’hagiographie, qui charrie son lot d’effets artificiels. En témoigne le recours constant au montage parallèle, qui empêche les scènes de se déployer : le discours de 1954 est par exemple compressé en deux minutes pour coupler la découverte d’un cadavre gelé avec les pressions de la direction de RTL pour ne pas diffuser l’appel. C’est oublier que les vies de saints reposent, de prédelles en fioretti, sur un art du storytelling grâce auquel chaque épisode de la légende dorée se charge d’une épaisseur allégorique propice à la méditation. Lorsque le film aborde justement les rives du mysticisme, c’est pour s’enfoncer dans une kitscherie à peine croyable : il faut ainsi voir la scène où, au moment de mourir, Grouès se rêve en train de léviter dans le désert, avant de s’enfoncer, les pieds en avant, dans un immense trou noir crevant le ciel étoilé, pour mesurer le ridicule de l’entreprise.