Si dans Boîte Noire Pierre Niney était une oreille, dans Goliath il est une bouche. Ce qui entrait par là ressort par ici : voilà un circuit cohérent pour un comédien en boucle sur lui-même. D’un film à l’autre, il s’est ainsi fait acousticien, usant de son expertise pour mettre en lumière la falsification organisée par un géant de l’aéronautique, puis lobbyiste zélé, employé par une société commercialisant des pesticides cancérigènes pour désarmer la fronde de ses victimes en diffusant des contre-vérités dans les organes de pouvoir et sur les plateaux TV. Pour autant, l’horizon des deux films ne se confond pas vraiment : là où la fiction complotiste de Yann Gozlan était nourrie par l’imaginaire du cinéma paranoïaque américain des années 1970-80 (À cause d’un assassinat, Conversation secrète, Blow Out…), Frédéric Tellier s’inspire davantage du format de l’enquête journalistique en nous faisant pénétrer dans différents milieux pour illustrer, avec un réel souci d’exactitude, la collusion entre les grandes firmes industrielles et le pouvoir politique, ainsi que les stratégies et moyens de pression mis en œuvre pour occulter les informations d’intérêt public.
Reste que les deux films dépeignent de la même manière la figure du lobbyiste, dont la fonction est de brouiller tout discours de vérité, que ce soit en truquant un enregistrement (la fameuse boîte noire de l’avion échoué en mer) ou en saturant le débat public d’éléments de langage mensongers (ici servis par le jeu tout en surface de Pierre Niney, qui semble toujours appuyer son texte et feindre ses émotions). Ceux qui lui résistent s’efforcent au contraire de faire émerger de la clarté, à travers la recherche d’un son net, ou en se mettant à l’écoute des victimes pour mieux porter leur voix (c’est le cas de l’avocat interprété par Gilles Lellouche). Le paradoxe de Goliath est que cette parole qui se cherche, plutôt que d’être accompagnée par la mise en scène, se trouve constamment recouverte, et par là même brouillée, par une bande-son assourdissante (jusque dans une scène, en théorie mutique, de marche blanche) destinée à frapper le spectateur en renforçant certaines situations dramatiques (en particulier l’immolation d’une femme par le feu). Il n’est pas anodin que l’issue du conflit ne soit pas déterminée par la mobilisation citoyenne, impuissante à faire contrepoids à l’influence des lobbys et à imposer sa vérité, mais par le seul accès de mauvaise conscience d’un insider, ébranlé par ces drames au point de livrer au grand public des documents confidentiels accablants pour son employeur. Constat pessimiste : à l’heure des whistleblowers, il faut toujours le choc des images, une certaine amplitude du son, pour faire vaciller le géant. Si Tellier a choisi son camp, en plaçant la caméra au plus près des victimes, comme pour se pencher par–dessus leur épaule et accompagner leurs élans, tout en filmant les lobbyistes plus frontalement, sa mise en scène du coup de force a pour elle, quelque part, les armes de Goliath.