Que faire quand le futur n’existe plus ? Cette question revient régulièrement depuis maintenant une bonne décennie, du Melancholia de Lars Von trier au 4h44 Dernier jour sur terre d’Abel Ferrara, mais aussi dans le récent Tenet de Christopher Nolan. Jonathan Nossiter apporte une réponse singulière à cette question puisque, dans Last Words, la fin du monde a déjà eu lieu. Nous nous situons en quelque sorte dans l’épilogue de l’histoire humaine : les océans ont dévoré la plupart des continents, les villes se sont vidées de leurs habitants et, détail involontairement prophétique, un virus de la toux se répand désormais dans les quelques communautés de rescapés. Le personnage principal, un jeune homme anonyme (Kalipha Touray dans son premier rôle), n’a connu que cet appendice tardif de l’histoire. C’est à travers son regard que nous découvrons le monde, dont l’aspect nous est finalement familier : des déserts, des fleuves asséchés, des immeubles inhabités. Sur son chemin, il fait la rencontre d’un étrange vieillard surnommé Shakespeare (Nick Nolte). Reclus dans une cinémathèque, ce drôle de sorcier projette à l’envi des images et des sons provenus d’autres époques. Après s’être liés d’amitié, les deux hommes forment le projet d’emporter un projecteur de cinéma et les restes d’une caméra mécanique à Athènes, où se seraient regroupés les derniers survivants, afin de livrer un ultime témoignage. Au fil de cette épopée, Nossiter ne propose rien de moins qu’une allégorie des tourments de l’humanité, ces êtres conscients de leur propre mort, mais aussi de la disparition future de leur espèce.
Fin de fiction, fiction de la fin
Vestiges grandioses, les temples grecs qui peuplent les arrière-plans témoignent moins de la grandeur d’une ancienne civilisation que de sa simple disparition. Se retrouver face à eux implique de contempler ce qui ne reviendra jamais – or, c’est bien ce regard sur la mort qui gît au cœur de Last Word. Il en va en effet de même pour la petite communauté qui se projette des bobines tirées de l’ancienne cinémathèque. Le mouvement de ces images vient animer un monde figé, arrivé à sa fin, où plus grand-chose ne se passe. Capable de saisir l’apparence de la vie, le cinéma se révèle alors être une salvatrice machine à explorer le temps : la voix de Beth Gibbons répond aux cascades de Buster Keaton, le gag de L’Arroseur arrosé trouve un lointain écho dans les mimiques facétieuses des Monty Python, etc. Ces multiples projections, au sens propre (les films) et figuré (la découverte de cet héritage permet à chaque spectateur de considérer sa place au sein de l’histoire humaine), donnent lieu à la représentation d’une conscience collective du temps, fragmentaire et brouillonne comme la mémoire.
Reste la question que soulève l’utilisation de la caméra : « Pourquoi faire encore des films puisque personne ne les verra plus ? », se demande Shakespeare, ancien cinéaste. De la même manière, son ami chirurgien (Stellan Skarsgard) se demande pourquoi continuer à soigner quand le seul espoir de chaque patient revient à mourir en dernier. Une séquence révèle ainsi la dimension suicidaire inhérente à la mise en scène, lorsqu’elle consiste à faire le choix du moment et des moyens employés pour en finir. Mais Last Word aborde aussi cette question à travers un prisme beaucoup plus lumineux, notamment à l’occasion d’une mise en abyme : vu à travers l’œilleton de la caméra du héros anonyme, Shakespeare est pris d’un fou rire en repensant à une plaisanterie de son père, sans que nous sachions de quoi il retourne. La caméra retrouve ici sa fonction élémentaire, celle de concentrer le regard, de fixer l’attention du filmeur. La plaisanterie qui fait pétiller les yeux de Nick Nolte s’apparente à un trésor capturé grâce aux moyens du cinéma. Le mystère qui émane de ce souvenir ne sera jamais dévoilé : il s’agit d’une intériorité filmée telle quelle, inatteignable. Ce geste, relevant finalement davantage du documentaire que de la fiction, pourrait paraître vain, mais il se révèle essentiel en ce qu’il crée du jeu, un espace libre offert aux spectateurs – même si l’on peut douter qu’il en restera encore dans le futur. La beauté de ce seul fragment suffit pour marquer le spectateur, tel un souvenir précieux dont on sait bien qu’il finira par disparaître, comme tout le reste – la mort à venir de cette image constituant justement une raison supplémentaire de l’avoir filmée.