Sur le papier, Tenet arbore tous les signes distinctifs du blockbuster estampillé Nolan. Son argument commercial se confond avec un concept (l’inversion temporelle), que le film étire jusqu’à mettre la narration en abyme dans un habile jeu d’illusion. Comme à l’accoutumée, la perception que les personnages ont du monde s’en trouve ébranlée, et avec elle la croyance que les spectateurs accordent aux images. Des éléments de science-fiction sont par ailleurs injectés dans un genre balisé dont les codes ont été posés par James Bond, croisant le film d’espionnage et l’action movie. Enfin, l’ensemble du long-métrage voit se succéder les épisodes spectaculaires (assaut d’une salle d’opéra, détournement d’avion, course-poursuite motorisée, opération de déminage, etc.) épuisant son dispositif. C’est le paradoxe le plus évident du cinéma de Nolan : il a recours au sensationnel pour mener son public à la contemplation d’une idée, et défend la matérialité de l’expérience filmique (en plaidant pour la pellicule et la projection en IMAX, ou encore en exploitant avec plus ou moins de bonheur les potentialités du sound design) pour rendre compte d’une pure expérience de pensée.
L’impasse
Cette dernière réalisation souligne toutefois en creux les failles d’un système, certes souple (Dunkerque laissait entrevoir une percée vers de nouveaux horizons de mise en scène) et stimulant dans ses rouages, mais qui ressemble à une impasse. Il y a dans l’œuvre de Nolan au moins deux défis posés au cinéma : le premier, purement formel, se résume à une quête de l’intensité, qu’il voudrait maintenir à l’échelle d’un film entier ; le second, métaphysique, consiste en une tentative de penser l’ordre d’un monde miné par le chaos. Deux défis que Nolan s’est efforcé de relever obstinément par la dilatation du temps. Dans Dunkerque, Interstellar et Inception, il s’agissait à chaque fois d’emboîter des durées pour creuser la temporalité du récit, en usant d’une même astuce de narration (différentes strates découpées dans la fiction) et de stratégies de montage (pour les relier entre elles et en enregistrer les torsions). Exemple : le montage-gigogne d’Inception, qui suspendait littéralement l’issue de chaque action à la chute d’un corps supposée advenir à un échelon supérieur de l’inconscient, de sorte que l’immersion imminente d’un fourgon dans un fleuve maintenait l’ensemble des niveaux de réalité sous tension constante. La limite du procédé (le montage parallèle supposait que revienne régulièrement l’image du véhicule plongeant au ralenti, comme une tape sur l’épaule du spectateur) était contrebalancée par l’inventivité de la proposition : soumettre, entre autres choses, l’inertie d’un couloir d’hôtel à la dynamique d’une sortie de route.
Dans Tenet, il n’est plus question de dilatation du temps mais bien de réversibilité de l’entropie. C’est le monde à l’envers, ni plus ni moins, soit une expérience de pensée auquel le cinéma nous a habitué dès ses débuts : en faisant défiler les images d’un film en sens contraire, on provoque l’illusion d’un retour en arrière (à l’image du coup de feu inaugural de Memento, monté à rebrousse poil – on se souvient que la décharge logée dans un crâne retournait se coucher dans le compartiment de l’arme). Le phénomène est généralement d’ordre optique, là où dans Tenet, les personnages sont amenés à l’appréhender physiquement, comme un dérèglement des lois qui ordonnent notre monde, et dès lors, comme le générateur d’interactions nouvelles. Ce n’est pas tant la linéarité du temps qui est remise en cause, que le sens de la ligne, sa direction, son point de fuite. Le nouveau défi consiste alors à rendre à l’image la coexistence de dynamiques contraires au sein d’une même séquence (une simple vitre permettant par exemple de mettre en présence, au regard l’une de l’autre, deux temporalités en principe inconciliables). Tout est donc affaire de lisibilité (à l’image d’un palindrome) et Nolan, privé de l’argument du montage, échoue à traduire visuellement son beau fantasme (un « étau temporel », à savoir la convergence de trajectoires opposées vers l’épicentre d’une bataille, morceau de bravoure brouillon qui sonne comme un aveu d’échec).
Emmêlé mais sans mélo
On a parfois réduit Nolan à un architecte de méandres « cérébraux » repliés sur leur matière grise, quand la demi-réussite de ses meilleures œuvres tient largement à la façon dont s’y articulent dynamiques globales et tensions individuelles à la lisière du mélodrame, toujours de manière hyperbolique (la distance qui sépare les êtres y est immense et irrécouvrable). On bâtit des mirages, des villes entières, pour y encapsuler la perte de l’être aimé, et une chambre d’enfant se trouve directement reliée aux tréfonds de l’univers. Tenet souffre quant à lui de ne pas enregistrer les résonances intimes de son concept : son « Protagonist » significativement anonyme (John David Washington) n’est pas pris dans la même fuite en avant (ou en arrière) qui projetait les héros de Memento, d’Inception ou d’Interstellar dans des épopées intérieures ; tout entier dévoué au dehors, il sauve le monde, period. On pourrait soutenir que des ressorts dramatiques sont disséminés parmi les autres acteurs, plus ou moins périphériques, de l’intrigue : le grand méchant Russe (Kenneth Branagh), dont l’enfance passée dans les ruines de l’Union Soviétique à traquer l’atome a manifestement laissé des stigmates qui feraient la fortune d’un psychiatre, et qui confond sa finitude prochaine (il est atteint d’un cancer) avec le sort de l’Humanité qu’il entreprend d’abattre ; la femme fatale (Elizabeth Debicki) prisonnière d’un ogre jaloux, qui attend, comme l’extracteur d’idées d’Inception, son billet retour hors du joug de son mari, sous la forme d’un faux tableau de Goya puis d’une balle de revolver ; le mystérieux complice (Robert Pattinson) dont on comprend finalement qu’il est un émissaire du futur qui court sciemment à sa perte. Mais ces ébauches de personnages n’ont pas l’épaisseur d’une feuille de papier. Tenet semble au bout du compte être passé à côté de son sujet : son pitch, lourdement lesté (une Troisième Guerre Mondiale est déclarée par les petits-enfants d’une humanité qui leur a laissé un monde inhabitable), et ses gimmicks (des projectiles surgissent des débris qu’ils ont générés), avaient de quoi fournir la matière d’un beau film de guerre abstrait où il aurait été question de se battre contre les traces laissées derrière soi dans le monde, comme un violent retour du refoulé. C’est du reste le cap esquissé par le film à sa toute fin, lorsqu’il entreprend maladroitement de replier l’épopée sur le cadre domestique (le sort de l’Humanité suspendu à la rupture d’un couple, puis une main tendue à un enfant, rejoignant par là les derniers plans d’Inception et d’Interstellar), sans qu’on ne puisse décidément trop y croire.