Le «film de pirates» est un sous-genre qui eut son heure de gloire à Hollywood et mourut, comme bien d’autres, de sa belle mort avant qu’on fasse mine de le ressusciter avec le très médiocre Pirates des Caraïbes. Peu de grands films nous en sont restés, mais Le Cygne noir, avec L’Aigle des mers, Capitaine Blood ou À l’abordage!, est de ceux-là. Car au-delà du souffle de l’aventure, du glamour des stars, des belles odyssées à travers une mer et des contrées de fantaisie, ces œuvres faisaient preuve d’un sous-texte intelligent. Hissez les voiles!
Henry King, réalisateur plutôt prolifique (117 films, un record walshien) mais aussi plutôt méconnu, réalise Le Cygne noir en 1942, l’année de Casablanca et de myriades d’autres productions estampillées Hollywood-s’en-va-t’en-guerre. A priori, il s’agit ici plutôt d’un film de pur divertissement (il fallait aussi égayer les foules en ces temps troublés), a contrario de l’œuvre de Michael Curtiz, L’Aigle des mers, véritable appel à la résistance contre l’ennemi (espagnol, allemand, qu’importe). Le contexte est pourtant plus ou moins le même – la guerre entre l’Angleterre et l’Espagne au XVIIe siècle, qui faisait le bonheur des pirates, soutenus dans leur pillage par leurs royaumes respectifs… Le Cygne noir se fend même de la présence d’un personnage historique, Sir Henry Morgan (anobli par le roi d’Angleterre), pirate à la réputation particulièrement sanguinaire, devenu par la magie d’Hollywood un bon gros truculent comme on les aime (il inspira également le personnage de Capitaine Blood, interprété par le très sexy Errol Flynn). L’esprit de résistance, ici, se pose contre la couronne et contre la loi: une morale rien moins que patriotique, mais les pirates ne sont-ils pas voués avant tout à la piraterie?
Voici bien ce qui fait l’extraordinaire audace du Cygne noir: Sir Henry Morgan, gracié par le roi au seuil de la pendaison, est nommé gouverneur de la Jamaïque afin de mettre un terme aux activités de ses anciens amis pirates, la paix entre l’Angleterre et l’Espagne ayant été signée. Certains – dont notre héros, le capitaine Waring (Tyrone Power, au sommet de sa musculature) – se rangent à ses côtés, par amitié plus que par conviction; d’autres, qui préfèrent violer, tuer et piller (on les comprend), se font un devoir de le saborder (George Sanders, méconnaissable, et Anthony Quinn dans un de ses premiers rôles). Se mêle à cette lutte fratricide la trahison d’un gentleman anglais, pour que la confusion entre « bons » et « méchants » soit vraiment totale. Conclusion: les rebelles sont tués, forcément, mais les anciens pirates décident de le redevenir… Alors, qui sont les gendarmes? Qui sont les voleurs?
Difficile de donner une réponse autre que celle d’Hollywood: le héros l’emporte toujours, quels que soient ses méfaits. Jamie Waring (Tyrone Power, donc) est un alcoolique invétéré (il passe une bonne moitié de son temps saoul) pour qui la femme ne pèse pas plus lourd qu’un gros sac de patates. Il faut voir cette scène extraordinaire où après avoir été mordu par Lady Margaret (Maureen O’Hara) alors qu’il essayait de l’embrasser, il venge son orgueil de mâle en l’assommant d’une énorme claque, pour la jeter ensuite violemment par terre afin de pouvoir serrer son ami dans ses bras… Difficile de convaincre ainsi une jeune femme qu’on l’aime d’un amour passionné! Jamie la kidnappe donc: bien lui en prend, puisqu’à la vision de son torse nu, elle finira par céder à ses avances, dans un final qui n’est pas sans rappeler les magnifiques Aventures de Robin des Bois, où Lady Marianne (Olivia De Havilland) succombait petit à petit au charme (bien plus qu’aux idées) de Robin (Errol Flynn). Dans Le Cygne noir, dont on peut regretter le final un peu rapide, la conversion de la femme, qui ne doit pas prendre plus de deux secondes (le temps d’un gros plan sur le magnifique visage de Maureen O’Hara), est d’une rapidité assez étonnante, comme s’il suffisait que l’interprète de son ravisseur soit Tyrone Power pour qu’elle l’accepte comme mari, après quelques petits refus de bienséance. Puisqu’on te dit que c’est lui!
Nul besoin alors de longs discours justifiant ou excusant la piraterie. Le Cygne noir est un film qui s’assume: les pirates sont des héros bien plus sexys que les gentlemans, ils savent mieux se battre à l’épée, leur costume est moins ridicule et le drapeau noir a beaucoup de classe. Tout le monde est d’accord, ce qui facilite les choses, car cela permet de prêter plus attention à la façon dont on mettra en valeur ces héros. Ici, la perfection technique est de mise, grâce notamment au travail du célèbre chef opérateur Leon Shamroy, pour qui le Technicolor est un jeu d’enfant aussi bien dans les grandes scènes de bataille que dans les scènes intimistes, d’une très grande sensualité. On rêvera alors d’être sauvagement enlevée par un corsaire vêtu d’une cape rouge ou de crier «À l’abordage» le sabre entre les dents. Cette magie-là est irremplaçable.