La réédition, quelque temps après la sortie de L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford, de la première version parlante et en Technicolor de l’histoire du hors-la-loi le plus célèbre de l’Ouest présente plus d’un intérêt. Outre qu’elle permet de (re)découvrir l’art discret et méconnu d’Henry King, elle offre l’occasion de revenir à l’âge d’or d’un genre qui n’a cessé depuis d’évoluer et de réinterpréter les mythes dont il a fait sa matière.
Henry King ou Le classicisme
Malgré cinquante ans de bons et loyaux services à Hollywood et le titre de « cinéaste des cinéastes » (parce qu’il était fréquemment mentionné dans les listes dressées par les réalisateurs hollywoodiens eux-mêmes), Henry King a été quelque peu oublié par la critique. Injustice sans doute due à la difficulté d’appréhender son œuvre par le biais de la politique des auteurs. Ses films, souvent des adaptations de textes littéraires à la cime desquelles brillent les magnifiques Neiges du Kilimandjaro (1952), ne paient pas de mine au premier regard, mais manifestent souvent un art subtil non dénué de complexité et d’ambiguïté.
1939, l’année où Henry King livre ce Jesse James, voit le western atteindre la perfection de ses codes, sa maturité, son point de pur classicisme avec La Chevauchée fantastique de John Ford – à ce dernier, King emprunte d’ailleurs son scénariste, Nunnally Johnson. La geste épique de la conquête de l’Ouest, de la Sécession puis de l’unification de la Nation, qui rencontrait un certain succès en littérature populaire, avait trouvé dans le cinéma le lieu parfait où se déployer : dans ce medium doué d’un imparable sens de l’action et du spectacle, récits, corps et paysages acquéraient une concrétude providentielle. Jusqu’en 1941, le genre connaît une période faste et reste marqué par une certaine « innocence ».
D’où, peut-être, l’un des aspects les plus étonnants, du moins pour le spectateur d’aujourd’hui, du film d’Henry King : son atmosphère bucolique (verdure, chants d’oiseaux et coassements de grenouilles) qui le tire du côté de la pastorale et de l’americana ; son idéalisme ; la bonhomie qui imprègne ses personnages jusqu’aux plus malfaisants… Plus politique que chez Nicholas Ray, plus exalté que chez Andrew Dominik, le brigand bien-aimé de King, fier et courageux, est d’abord l’expression d’un collectif vengeur, avant de devenir un simple individu quelque peu corrompu par l’ivresse du pouvoir, puis un martyr équivoque. Mais tout du long, il reste un beau jeune homme sympathique et débordant de santé…
Sans scrupule vis-à-vis de la « réalité » (voire de la légende), King montre dès le début du film le violent assassinat à la grenade qui, chez Ray, perpétré par une milice mêlant représentants de l’État, détective privé et fermier délateur, précipitera Jesse James sur la voie de la déchéance. Ici, c’est la mère James que tue un représentant des chemins de fer cherchant à s’approprier leurs terres, décidant ses fils à lancer une opération de braquages d’envergure contre les trains de la St Louis Midland.
La première moitié du film présente ainsi Jesse James comme un ange ambigu vengeant la mort de sa mère en défendant les petits et les opprimés. Contre quoi – le progrès destructeur et antisocial ? La frénésie capitaliste et l’injustice pratiquées avec la bénédiction de l’État, plutôt. Ne lire qu’un propos réactionnaire dans les diatribes de l’oncle Rufe, responsable de gazette locale appuyant la lutte de son brigand préféré en déversant dans des éditoriaux féroces, contempteurs et répétitifs le fiel que lui inspire la société moderne (des chemins de fer aux avocats en passant par… les dentistes !) relèverait d’un idéologisme un peu rapide. D’une part parce que ce personnage d’old timer (archétype du western : vétéran de l’Ouest garant de la tradition des premiers pionniers), singulièrement attachant, est gentiment moqué dans son hystérie radoteuse. D’autre part parce que le western est par essence un genre nostalgique s’employant à figurer, sans aucun souci de vérité historique, ce qu’aurait dû devenir le pays si l’utopie guidée par les principes de collectif et de justice avait triomphé.
Héros du peuple, Jesse est salué comme tel par le pasteur qui officie à son mariage, personnage anecdotique mais haut en couleurs, apparaissant morne et pompeux avant de se révéler sympathique parce qu’animé de sentiments peu chrétiens mais très humains comme la rancune, qui lui font estimer le bandit dont il devrait réprouver la conduite… Amen ! Se dessine même une forme d’amitié respectueuse entre le hors-la-loi et le shérif Will (Randolph Scott), par ailleurs son rival en amour : comprenant leur combat, ce dernier fait tout son possible pour venir en aide aux frères James, quitte à se mettre à dos les représentants de la loi.
La Loi ? Un État corrompu, acoquiné à de grands investisseurs privés sans scrupules, poussant au meurtre et à la délation ; une Justice qui renie son nom en ne tenant pas ses promesses. Face à cette Loi inique, faut-il envisager un retour à la Nature ? Pas nécessairement. Dans une scène du film, Zee (Nancy Kelly), la bien-aimée de Jesse, lui exprime son refus de le voir régresser à l’état de nature. Il s’agit donc de trouver l’équilibre fragile, en tension, entre la nature et l’État : une forme de liberté (notons au passage qu’une grande partie du film se déroule dans une ville baptisée Liberty !) ne cédant en rien à la notion de justice. Tyrone Power, dont le port aristocratique et la prestance en faisaient alors un rival méritant d’Errol Flynn (et le destinaient tout naturellement à se glisser l’année suivante dans la peau d’un autre fameux vengeur, masqué celui-là…), incarne à la perfection ce justicier en équilibre qui, dans une très belle scène, aussi bien visuellement que métaphoriquement, affronte à lui tout seul un train en marche, virevoltant sur son toit comme si rien au monde n’était plus facile. Il se montre également attendrissant, débordant de fraîcheur candide face à sa dulcinée.
Joli personnage, d’ailleurs, que ce dernier, avatar émouvant d’un autre archétype du western – la fiancée sédentaire, qui peut parfois agacer par son insistance à vouloir installer le héros dans un foyer, en d’autres termes à lui faire fuir l’aventure – ayant ici le bon goût de n’être pas monolithique. Avec pour seules constantes la douceur et la raison, son rapport à Jesse traverse diverses étapes, dont les expressions ont tout intérêt à être prises en considération. Chez Ray, Zee deviendra étonnamment une oie blanche niaise comme tout. Chez Dominik, guère plus qu’une silhouette ménagère. Qui a dit que le cinéma était plus caricatural et misogyne hier qu’aujourd’hui ? Le personnage féminin évolue ici jusqu’à atteindre le pathétique lors de la scène touchante de la naissance du bébé en l’absence de son père.
C’est que le héros s’est mis à négliger son épouse. Cette dernière, exaspérée, ayant quitté le domicile conjugal, il se résout à faire le deuil de l’amour pour assumer sa condition de chef hors-la-loi décomplexé et s’octroyant tous les droits. Puis finit par devenir « plus mauvais chaque jour », selon les mots de son propre frère (sobrement interprété par Henry Fonda, qui reprendra le rôle l’année suivante chez Fritz Lang, dans Le Retour de Frank James). Hélas, le pouvoir corrompt même les justes ! C’est à Zee, alors, de faire son deuil, de pleurer celui qu’elle ne peut plus aimer, cette figure dévoyée du peuple, cette promesse non tenue.
Si le cinéaste appuie sur le versant mélodramatique de la relation de Jesse à Zee, c’est pour souligner la tragique condition du héros face à son dilemme : peut-on concilier idéaux et relations personnelles sans trahir ni les uns ni les autres ? Il est vrai qu’alors Tyrone Power, moins à l’aise pour jouer les bad guys, contribue à un apparent changement de statut de son personnage : peu à peu, le héros déchu s’éclipse devant d’autres, plus intéressants que lui même si peu exploités, tel le sombre et fameux Bob Ford (John Carradine).
L’homme a pourtant droit à une seconde chance, au rachat par l’amour (le brigand est bien-aimé à plus d’un titre). C’est sans compter sur la cupidité et l’appétit de gloire dudit Ford… Une scène cruelle – durant laquelle Jesse James voit son propre fils, ignorant l’identité de son père, accepter de jouer dans une mise en scène de ses camarades de jeu le légendaire hors-la-loi mis à mort – annonce l’issue fatale. Face au passage obligé de la fin absurde du bandit revenu in extremis dans le droit chemin, pour qui aura trouvé l’évolution du personnage moralisatrice et antipathique, King semblera dire : « Tel est pris qui croyait prendre. » Il convient pourtant de prendre cette scène d’impossible rédemption au premier degré.
La réhabilitation du héros sera évidemment posthume. Et non-officielle : prononcée non par l’État mais par le peuple lui-même en la personne de l’old timer. Oraison funèbre faussement légaliste et indulgente en forme d’apologue jésuitique, qui confine en vérité à l’authentique éloge et qui conclut par une note d’humour un film n’en ayant guère manqué (des taquineries de Henry Fonda détroussant les voyageurs aux facéties de Tyrone Power collant son nez contre une vitre, en passant par d’inénarrables personnages secondaires).
Nicholas Ray ou L’amertume
En 1941, les États-Unis rejoignent le conflit mondial. Supplanté par le film de guerre, le western décline. La guerre finie, il propose une vision plus trouble et désabusée du pays, destitue peu à peu la figure du héros. C’est dans ce contexte qu’en 1957, Nicholas Ray exécute le remake du film de Henry King pour la même 20th Century Fox. Les grandes lignes sont conservées – certaines scènes, comme la course sur le toit du train ou le saut du haut d’une falaise et la traversée d’une boutique par les frères à cheval, sont même carrément reproduites à l’identique, tout juste rehaussées d’une plus-value spatiale due au Cinémascope –, mais bien des aspects diffèrent. Le film donne une grande importance au ressentiment anti-yankee de ses personnages principaux, sudistes. Et la question se pose de façon bien plus aiguë, à travers une structure en flash-back : Jesse James était-il bon ou mauvais ? Le héros révèle une face beaucoup plus sombre que chez King : soif de pouvoir, jalousie ne tolérant aucune rivalité, meurtres de sang-froid.
La modification du titre (The True Story of Jesse James), annonce moins la certitude d’être dans la vérité historique que l’intention de porter un regard plus mesuré et complexe sur le personnage et, plus largement, d’interroger la notion même de légende. Aperçu sans avoir pu être véritablement identifié lors d’une scène inaugurale de fusillade chaotique dans une ville poussiéreuse (le western a évolué vers plus d’âpreté, de virilité, de violence : Leone et Peckinpah ne sont déjà plus loin), Jesse James reste pendant dix bonnes minutes une ombre introuvable. Il s’agit, pour les chasseurs de prime comme pour le spectateur, de trouver le corps, la personne qui se cache derrière le nom, le mythe vivant.
Le film insiste particulièrement sur la jubilation que ressentent les frères James à se mêler, jusqu’au cœur du tribunal jugeant l’un de leurs acolytes, aux notables lancés à leurs trousses sans connaître leurs visages. Il fait la peinture d’une époque où la reconnaissance visuelle n’existe pas encore, et où un bandit en fuite peut encore laisser sa montre sur un cadavre pour faire croire que c’est le sien… Il évoque les fascicules de littérature populaire ayant contribué à faire de Jesse James, de son propre vivant, le Robin des Bois américain (de ces vecteurs de la mythification, L’Assassinat de Jesse James… fera une matière encore plus prégnante, suggérant que Ford a approché son héros après avoir dévoré et appris par cœur le récit de ses exploits et tous les détails sur sa personne). Il montre au cours d’une scène de fusillade ledit personnage mythique tirer sur un appareil qui vient de le prendre en photo. Et s’achève sur la chanson improvisée par un barde aveugle à la mort du brigand, créant le mythe du lâche Robert Ford…
Andrew Dominik ou Le croque-mort
Porteur d’un discours sur l’Histoire et la Nation, le western a entretenu, on l’a vu, des liens étroits avec les guerres dans lesquels s’engageaient les États-Unis. La Corée et le Viêt-Nam achèvent sans surprise le crépuscule qui a toujours été l’horizon du genre, celui-ci ressassant sur le mode idéaliste (avant 1941) ou amer (après 1945), en confrontant la légende au présent du pays, ce que ce dernier aurait pu être davantage que ce qu’il a été ou est devenu. Avec Leone et Peckinpah, il atteint sa sardonique apocalypse. Depuis, les westerns font figure de surgeons épars sur l’arbre sec d’un genre qui n’en est presque plus un : parodies franche, grimaçante ou bon enfant (Mel Brooks, Sam Raimi, Richard Donner), néo-classicisme ténébreux (Clint Eastwood), tentatives naïves de reconquérir le Paradis perdu (Lawrence Kasdan, Kevin Costner).
Le western n’en finit donc pas de mourir. L’Assassinat de Jesse James…, qui pousse jusque dans ses retranchements l’autisme du personnage de Robert Ford tel que développé par Nicholas Ray ainsi que la déconstruction du rapport au mythe, mais s’intéresse bien davantage au romantisme noir et vénéneux liant deux individus (tout en se complaisant malheureusement dans une languissante singerie de Malick et de Van Sant mâtinée de cabotinage d’acteurs), a, de fait, l’apparence d’un cadavre trempé dans le formol. Le genre a‑t-il encore quelque chose à dire sur les États-Unis ? Modernisé par John Sayles (Lone Star) ou Tommy Lee Jones (Trois enterrements), oui. Mais les nostalgiques du western d’époque peuvent se demander s’il est vraiment souhaitable que le cadavre ressuscite un jour…
avec la collaboration d’Ophélie Wiel