« La grande noirceur » : le titre original du nouveau film de Maxime Giroux (après Félix et Meira, sorti en 2015) reprend une expression par laquelle on surnomme communément au Québec la période de l’immédiat après-guerre ; la notion s’est construite rétrospectivement, par contraste avec la génération de la Révolution tranquille qui la désigne ainsi comme un repoussoir, une ère de mutations profondes mais souterraines car contenues par un gouvernement conservateur ayant placé la société sous une chape de plomb. Le film ne fait pourtant pas grand cas de ce double ancrage géographique et historique : c’est dans les grands espaces états-uniens que Philippe (Martin Dubreuil) erre à la dérive, déserteur québécois fuyant la conscription (c’est la guerre, quelque part) en espérant trouver ailleurs un chez lui dont la perspective ne cesse pourtant de se dérober ou de se diluer dans le paysage. Du titre, c’est davantage la métaphore qui irrigue le film. Il se présente comme un voyage au bout de la nuit, où l’itinéraire de l’exilé dans le silence du vaste continent s’apparenterait à une impasse, et à un rejeu fantomatique de ce qui l’attendait dans le fracas du champ de bataille.
Méta-film
Mais il faudrait y voir encore autre chose. Ici et là, Maxime Giroux se présente comme « un marginal du cinéma québécois », un paria à l’image de son personnage qui serait l’incarnation de « la place du Québec dans le monde. » Soit. De fait les personnages sont bel et bien des allégories sommairement brossées : Philippe, clown triste qui participe à des concours d’imitation de Charlie Chaplin, est l’innocence broyée par la « monstruosité humaine », et les différentes silhouettes qu’il croise sur son chemin sont autant d’avatars de l’envers grimaçant du rêve américain, celui des laissés-pour-compte voués par on ne sait quel engrenage à devenir des bourreaux. Leur équivocité, leurs retournements de veste – une jeune femme (Soko) qu’on fait passer pour un chien, un imprésario (Reda Kateb) qui participe en fait à un réseau de trafic d’organes… – viendraient creuser le double-fond de cette mythologie états-unienne : le parcours du personnage lui-même (il fait route vers Détroit) inversant celui de la ruée vers l’Ouest, tandis que des grands espaces majestueux on descend peu à peu dans les entrailles de la Terre.
Le film se rêve alors en réflexion contemplative, variation universelle sur un motif (disons, l’exception contre la règle), motif qui mériterait d’être pris en charge par la mise en scène plutôt que sur un mode atmosphérique. La relative étrangeté du Déserteur tient moins à sa bande-son, ersatz de la partition de Mica Levi pour Under the Skin, qu’à la tendance marquée du film à prendre très au sérieux ses dialogues boursouflés – ni plus ni moins des versets de la Bible ou des poèmes mis dans la bouche d’acteurs égarés. Et si l’on peut reconnaître que certains plans sont soigneusement composés (comme lorsque le corps fragile de Philippe se confond avec la crête d’une montagne, qui se recouvre de neige), l’ambition plastique du film tourne à vide, faute de dépasser la binarité de son horizon, bien illustrée par son générique présentant au ralenti un ballet de costumes noirs et blancs (le clair/obscur) que l’on ôte au terme d’une audition (la duplicité de l’habit) avant que le personnage ne se mette à nu (dans toute sa vulnérabilité « animale », son corps prêt à être lacéré – il le sera tout au long du film).