Géométriques, atmosphériques, abstraites, intimidantes, les premières images et les premières notes de la musique de Mica Levi polariseront à coup sûr les esprits critiques. D’aucuns seront sidérés, fascinés par cet incipit puis par l’ensemble, y verront une expérimentation inédite, voire du génie. D’autres crieront à l’abus d’effets de manche, à l’imposture arty avec détournement de star (Scarlett Johansson) pour alibi, au formalisme kubricko-lynchien (ou autre épithète classificateur en vigueur voire sur-employé) mal digéré. Au milieu : le camp des perplexes. Ceci n’est pas une prévision, la chose s’est déjà produite, à la Mostra de Venise de l’année dernière où Under the Skin, le nouveau long métrage de Jonathan Glazer (neuf ans après le précédent, Birth), était présenté. Dans un camp comme dans l’autre, on passera un peu à côté du film. Celui-ci, il est vrai, tend d’une certaine manière le bâton pour se faire battre, en faisant retentir si bruyamment sa proposition esthétique, mais il n’est pas le seul fautif. De telles réactions, qu’elles soient positives ou négatives, tombent dans le piège où ils croient voir le film tomber (ou se complaire) : celui d’une vision réductrice du cinéma comme une expression purement plastique, la forme se substituant au fond, où les autres paramètres (histoire, personnages) ne seraient qu’un prétexte, un remplissage méprisable. Il suffit pourtant d’être attentif à tout — à tout ce qui se passe à l’écran, à tout ce qui y vit au-delà de la belle coquille — pour réaliser à quel point cette vision n’est pas satisfaisante.
Black and White
Sur quel matériau se repose la singularité si ostensible d’Under the Skin ? Un récit fantastique, à mi-chemin entre le monde ordinaire et un au-delà indicible (à la démarcation desquels, du reste, Birth se tenait déjà : dans ce film-là, un petit garçon se présente comme la réincarnation d’un adulte défunt). L’intrigue relève d’un lieu commun du genre, pris tout à fait au sérieux : une entité extra-terrestre débarque sur Terre (en Écosse, plus précisément), prend possession du corps d’une superbe jeune femme et, au volant d’une camionnette, séduit au hasard des hommes qu’elle attire dans son antre pour les faire disparaître par un processus qui ressemble à une assimilation (destinée à nourrir, non pas elle, mais autre chose). La créature ne semble pas commettre ses méfaits pour son propre compte, les mystérieux sbires motards qui accompagnent ses sombres besognes se chargent aussi de l’inspecter, et viendra un moment, attendu, où sa condition lui sera insupportable. À la lumière de ce postulat peu révolutionnaire mais assez classique pour servir de base narrative solide, il apparaît que les gros effets de Glazer n’ont pas forcément cette auto-suffisance que l’on peut reprocher aux réalisateurs formalistes, a fortiori aux illusionnistes se présentant comme tels (ces derniers restant moins antipathiques que ceux qui prétendent avoir un sujet à traiter).
Under the Skin opère une confrontation qu’on peut qualifier d’osée. D’un côté, il va chercher le vérisme brut, au travers des rencontres entre la prédatrice et ses proies (en réalité, entre une Johansson teinte en noir de jais, et des non-acteurs filmés en caméra cachée qui ne la reconnaissaient pas). De l’autre, tout ce qui tourne autour de la nature extra-terrestre de la créature fait l’objet de ce traitement formel appelant l’abstraction : motifs géométriques indéfinissables, clairs-obscurs violents, formes organiques diffuses, musique expérimentale. On voit bien que Glazer touche là, résolument, aux deux versants du récit fantastique contemporain qu’il s’ingénie à accentuer pour mieux signifier le gouffre qui les sépare : d’une part le monde connu, bien concret, d’autre part le monde inconnu, échappant à la perception exacte et à l’entendement. Dès lors, on n’est plus dans un formalisme purement masturbatoire ou hypnotique, mais aussi dans une certaine vision d’un genre, vision où l’on peut lire la recherche de la part de mystère et d’indicible que ce genre sécrète, à rebours des approches exhibitionnistes auxquelles il a été bien cantonné ces temps derniers, sous toutes ses formes.
L’ambition (ou la prétention) de Glazer paraît, du coup, beaucoup moins vaine et plus sympathique que les préjugés pouvaient le laisser entendre. Si un reproche pouvait lui être fait, ce serait plutôt sur le poids de cette ambition sur le film. On sentait déjà confusément le danger venir dans Birth, mais dans Under the Skin la menace se réalise : tout à sa tâche de cultiver le mystère et le flottement — légitimes — de son récit, le cinéaste les dilate, les rallonge, les amplifie, les rend bruyants et (un peu) clinquants. Ses choix esthétiques deviennent des effets envahissants, d’où chez certains spectateurs le soupçon de manipulation et de poudre aux yeux. Reste que cette ivresse de puissance encombre, mais ne cache pas les éclats de beauté, plus discrets mais réels, que le film recèle. Entre ses extrémités de vérisme et d’abstraction, Under the Skin atteint, inégalement mais assurément, l’état visé dans tout récit fantastique contemporain, celui de l’ « entre deux eaux » : dans cette entité venue d’ailleurs qui déambule dans les rues en étudiant cet environnement nouveau pour elle (mais connu de nous), cette lande écossaise filmée à l’aube, ces flocons de neige filmés à contre-jour au point de paraître de couleur cendre, on assiste à l’infiltration du réel par l’étrangeté de la fiction, et inversement à celle de la fiction par la matière du réel.
Black Widow
Ces moments d’étrangeté ne sont pas là que pour faire d’Under the Skin un film fantastique mi-figue mi-raisin. Ils sont aussi le signe que le filmeur à l’œuvre n’est pas qu’un designer de coquille vide, mais sait regarder ce qu’il filme, attentif à la dimension la moins visible. Mais il le montre encore mieux à d’autres moments, où son attention aux décors et surtout aux personnages lui permet d’en dégager une certaine vérité, même au-delà des idées préconçues.
On pense en particulier à ce moment-charnière du milieu du film, casse-gueule et d’autant plus émouvant par sa façon d’échapper au pire pour en venir au meilleur. Une des proies de la créature se révèle être un homme difforme, déambulant dans la nuit sous une capuche, et que sans sourciller elle tâche de séduire. Il est plus réticent que les autres, elle insiste, il finit par céder… mais elle l’épargne et décide sur-le-champ de rejeter sa condition de mangeuse d’hommes. La scène est casse-gueule parce qu’aux esprits les moins regardants elle se prête à toutes sortes d’interprétations impliquant les sentiments les plus douteux (définition trop facile de l’humanité par la pitié, ou par la considération de la monstruosité chez les autres et chez soi) — alors que les seuls échanges entre les deux personnages la rendent autrement plus subtile et émouvante. L’homme, résigné depuis longtemps à la répression sexuelle, n’ose pas admettre qu’une femme puisse le désirer, et résiste un moment au chant de la sirène. Contre toutes les conventions établies sur la rencontre amoureuse, la femme (du moins, ce qui en a l’apparence) lui fait du rentre-dedans pour parvenir à ses fins. Or c’est au choc de cette contradiction-là que fait écho, peu après, celui du revirement de la créature. S’il faut saisir un éclat d’humanité en elle, ce n’est pas dans le fait qu’elle épargne un être humain ou qu’elle prendrait conscience de son caractère inhumain (cela, toute la seconde moitié du film se chargera de le lui faire découvrir, et ce sera tout sauf un soulagement) : c’est dans ce moment de gêne où elle réalise, comme le spectateur avant elle, que quelque chose sonne faux, que tout est faux, qu’elle est fausse — ce moment qui précède celui où elle choisit de mettre fin à son rôle et de rejoindre la réalité.
Pour finir, on sera bien sûr tenté de bondir sur l’apparence de discours théorique que peuvent faire miroiter la présence et le rôle de Scarlett Johansson — ici « veuve noire » bien plus convaincante et impressionnante que l’autre. Prédatrice à l’apparence d’objet sexuel, ne prenant la parole que pour séduire mais n’ayant que le néant à offrir, trop belle enveloppe habitée par le mal, le personnage a tout de la métaphore de l’actrice glamour créée et apprêtée par Hollywood, vouée à susciter des désirs illusoires. Que Glazer y ait certainement pensé n’implique néanmoins pas que cette piste — un peu trop facile — ait été la ligne directrice du film… et encore moins que nous soyons tenus de la suivre trop longtemps. Aux lectures « méta », aux indices que le cinéma lance parfois vers lui-même, nous préférerons suivre ceux qu’il lance vers un aperçu du monde qui le suscite. Tout au plus constaterons-nous qu’Under the Skin, volontairement ou non, ressemble singulièrement à son personnage : sous une peau trop parfaitement dessinée pour être honnête, il se révèle habité par une âme discrète mais véritable. C’est cette âme qu’on aimerait retenir de Jonathan Glazer, plutôt que des tours de force esthétiques.