Paulo Branco est décidément prolifique : entre Zulawski il y a deux ans, Jacquot l’année dernière et Fanny Ardant en ce début d’année 2017, les grands noms du cinéma français sont nombreux à profiter de ses coproductions franco-portugaises pour leurs adaptations d’œuvres littéraires. On se souvient que, grâce à son agilité à toute épreuve, Andrzej Zulawski était parvenu à transposer sans encombre l’intrigue polonaise du Cosmos de Gombrowicz dans un cadre portugais. La translation se passe moins bien pour Fanny Ardant : à la vision de ce Divan de Staline également tourné au Portugal (et adapté d’un roman de Jean-Daniel Baltassat paru en 2013), impossible de croire une seule seconde que l’on se trouve dans la Russie des années 1950.
Poupées russes
Selon l’adage bien connu, le diable est dans les détails, et c’est bien là que le bât blesse. Pour contrecarrer la facture méditerranéenne de son décor, Fanny Ardant sature son film de références littérales à la culture russe. Dès lors, on a droit pêle-mêle à du Pouchkine et à du Mandelstam (pour la littérature), lus par les personnages ou cités dans le texte, ou encore à du Chostakovitch et à du Yudina (pour la musique), qui sont autant de breloques intellectuelles purement ornementales. Tout cela a pour seul effet de plomber un film au programme déjà chargé : une première strate est dédiée au portrait d’un Staline malade (Gérard Depardieu), au bord de la déchéance, mais qui s’accroche néanmoins aux vestiges de son pouvoir despotique. Une seconde aux relations ambivalentes entre Staline et sa maîtresse Lidia (Emmanuelle Seigner), laquelle s’improvise psychanalyste – la psychanalyse n’est pourtant ici que marginale, et le titre s’avère à cet égard bien trompeur. Enfin, Ardant esquisse de façon pataude un triangle amoureux entre Staline, Lidia et le peintre du régime, Danilov (Paul Hamy). Cette poétique de l’empilement aurait pu nourrir Le Divan de Staline, tant il y avait matière à s’écarter de la vérité historique en creusant une veine foncièrement mélodramatique. Mais Fanny Ardant ne parvient pas à se décider : elle tangue sans cesse entre la fable et l’anecdote. En témoigne une scène ratée, qui avait tout a priori pour susciter des émotions contradictoires : alors que Staline assiste à une projection privée de L’Ange bleu, Lidia et Danilov se rencontrent par hasard aux abords des thermes du palais. Les deux personnages échangent des répliques ambiguës avant de s’asseoir au bord des thermes, le visage voilé – par intermittence – par les fumées de souffre qui s’échappent du bain. Commence alors un dialogue des plus didactiques, étouffé sous le name-dropping, où Lidia fait comprendre à Danilov qu’elle l’a manipulé depuis sa nomination. Comme si elle redoutait la cruauté des sentiments (un comble, pour la « femme d’à côté »), Fanny Ardant fait du désir mutuel qui naît entre Lidia et Danilov, une simple astuce de scénario, là où l’entrelacement du sexe et de la politique aurait au moins pu créer une tension intéressante.
Acteurs en quête de personnages
Cette fâcheuse tendance de Fanny Ardant à la compartimentation achève d’enrayer la marche du récit, lequel manque cruellement d’incarnation. Malgré leur persévérance, les comédiens n’ont en effet pas grand-chose à tirer de leurs personnages archétypaux, condamnés à ne véhiculer que des dichotomies stériles. La Vénus à la fourrure avait apporté la confirmation, après Lune de fiel, qu’Emmanuelle Seigner est une actrice prodigieuse lorsqu’il s’agit de donner chair à des configurations sadiennes, où l’érotisme cru est toujours le vecteur d’une insolence politique. Or, parce que les deux versants d’un même personnage sont ici disjoints par Ardant, Emmanuelle Seigner semble toujours contrainte de surveiller son jeu : alors qu’il trouve d’habitude à s’exprimer dans le débordement et dans l’ambiguïté, la cinéaste s’est visiblement donné pour mot d’ordre de le mettre en sourdine, chose proprement inconcevable. Victime lui aussi d’une écriture manichéenne, Paul Hamy (vu récemment dans L’Ornithologue) fait de son mieux pour donner à voir la contradiction entre orgueil de l’artiste et déférence à l’égard du régime, inhérente à Danilov. On ne saurait donc en vouloir à ce couple d’acteurs de ne pas réussir à rendre leurs personnages vraiment convaincants. Dans cette mosaïque historique en carton-pâte franchement improbable, il y a pourtant quelqu’un à qui Staline réussit : ce n’est autre que Gérard Depardieu, qui triomphe sans effort de toutes les avanies que lui fait subir Ardant – entre autres, le fait de l’affubler d’une fausse moustache ! Lui seul parvient à transfigurer les contours caricaturaux de son personnage pour en faire un tyran ubuesque, aussi comique que bouleversant. Ce Divan, ce n’était donc pas celui de Staline, mais celui de Gérard : au-delà de la mascarade, il se livre comme rarement dans ce film singulier, qui peut in fine être vu comme un portrait sans fard de l’acteur.