En 2012, pendant le festival de Cannes, Roman Polanski découvre la pièce de David Ives, La Vénus à la fourrure, inspirée du roman de Leopold von Sacher-Masoch. Un an après, le cinéaste revient sur la Croisette avec l’adaptation de ladite pièce pour clore la sélection officielle 2013. Ce candidat à la Palme d’Or suscite des réactions très partagées et la confusion entretenue par le film entre différents niveaux de réalité déteint sur des discussions où cinéma et vie privée s’entremêlent pour juger le travail de Polanski. Six mois plus tard, loin de cette frénésie, que reste-t-il de La Vénus à la fourrure ?
Théâtre(s) des passions
Roman Polanski se plaît à explorer des tensions psychologiques en huis clos, avec succès comme pour Répulsion (1965) ou avec lourdeur comme dans Carnage (2011). La Vénus à la fourrure oscille sans cesse entre ces deux extrêmes, dans la succession de moments flamboyants et d’échanges proches du ridicule. Tantôt bien servi, tantôt desservi par ses interprètes, le film n’existe que par eux et leur capacité à investir une multiplicité de personnages dans un effeuillage psychique où la multiplication des couches donne progressivement le tournis.
Par une sombre journée pluvieuse, un long travelling avant, emporté par une musique aux accents fantastiques, nous conduit à l’intérieur d’un théâtre, dont nous ne sortirons que pour le plan final. Dans cet antre où règnent l’artificialité des émotions, les jeux de domination, les effets de répétitions, les changements de rôles, une intense confrontation va se déployer. Vanda, comédienne vulgaire et apparemment décérébrée, rencontre Thomas, auteur d’une Vénus à la fourrure librement inspirée du roman de Sacher-Masoch, soit un double grotesque créé par le dramaturge David Ives. Quand la pétillante Vanda déboule en trombe, Thomas, prétentieux et blasé, quitte ce théâtre minable, encore encombré des décors kitsch d’un spectacle précédent, une adaptation scénique de La Chevauchée fantastique. Mais la dinde trempée jusqu’aux os, avec rimmel coulant et costume SM, attire l’attention par sa très (trop) bonne connaissance du personnage de Wanda et du texte écrit par Thomas.
L’étrangeté s’infiltre dès les premiers échanges entre la comédienne et l’auteur-metteur en scène. Quand elle est Vanda, l’auditionnée, Emmanuelle Seigner en fait beaucoup dans la vulgarité et la candeur, jouant presque faux ce rôle qui ne devrait pas en être un. De ce fait, l’identité de son personnage est déjà trouble. Vanda joue la dinde bien plus qu’elle ne l’est, connaît par cœur un texte qu’elle a soi-disant découvert le jour même, fait une parfaite Wanda et la comprend mieux que son créateur, peut devenir une Vénus vengeresse comme un Séverin autoritaire. Face à elle, Thomas, le metteur en scène débutant, singe ce qu’il pense devoir être l’autorité de son poste, devient acteur pour les besoins de l’audition et joue Séverin comme il respire, s’étonne de la qualité de sa réplique, lui donne des indications de jeu avant autant qu’il en reçoit, accepte ses ordres jusqu’à l’humiliation. Qui perd, qui gagne, on n’en sait plus trop rien dans ce jeu masochiste (et la question est-elle vraiment là ?). Si la misogynie de la pièce est mise en exergue par Vanda, la contrition de Thomas attaché sur un cactus en carton-pâte devrait venir l’en laver et offrir une victoire symbolique à Vanda, devenue une Vénus thaumaturgique, emportée dans une danse mystique. Le ridicule de cette mise au pilori contre un support grossièrement phallique est en partie désamorcé par l’ésotérisme d’un espace baigné dans une lumière surnaturelle. Mais la magie de cette transformation demeure fragile. Ainsi La Vénus à la fourrure cultive un doute permanent, entre grotesque maladroit et mystère feutré.
Violences conjugales pour abyme narcissique
Dans ce huis clos baroque, la violence est toujours psychologique et non physique (ou si peu). Ainsi, le film peut sembler ne jamais vraiment dérailler, mais il le fait pourtant à chaque réplique, dans le trouble qu’il ravive chez l’un ou l’autre des acteurs-personnages, enivrés par leurs rôles dans un élan schizophrénique et masochiste. Dans la multiplication des champs contrechamps, le théâtre deviendrait presque un palais des glaces, un labyrinthe transparent, où Vanda et Thomas se perdent peu à peu, se reflètent à l’infini en autant de déformations d’eux-mêmes, se confondent dans un espace poreux où la scène, la salle et les coulisses deviennent autant d’arènes pour un jeu de domination en perpétuel basculement.
Ce duel trouble entre Emmanuelle Seigner et Mathieu Amalric creuse son sillon dans la porosité entre fiction et réalité. Une fois de plus, Polanski met en scène l’épouse qu’il a lui-même révélée en tant qu’actrice au cinéma et mis en scène au théâtre dans Hedda Gabbler (un rôle que Vanda a d’ailleurs aussi joué). Mathieu Amalric, l’acteur-réalisateur qui ne s’assume pas comme comédien malgré la multiplication des rôles, endosse le costume d’un metteur en scène progressivement dirigé par une actrice. L’ironie est piquante dans ce glissement des rôles qui vient rejouer la fatalité d’un parcours artistique partagé entre positions dominante et dominée. En outre, sous les traits d’Amalric, Thomas ressemble à s’y méprendre à un jeune Polanski. La manipulation règne donc en maître dans la mise en scène de comédiens-marionnettes, victimes consentantes sur la scène de théâtre comme sur le plateau de cinéma, superposés ici dans l’espace d’un théâtre obscur où Polanski se paie de beaux jouets.
Domination, manipulation, violence, transformation… La pièce de David Ives nage en plein territoire polanskien et le réalisateur de Rosemary’s Baby s’en délecte avec cette adaptation réalisée à la hâte et avec simplicité, mais non sans conscience de l’intimité évidente entre deux univers. Ainsi une myriade d’éléments ravivent le souvenir d’une longue filmographie : la robe de Tess, la veste en velours du Bal des vampires, les tensions du Locataire, le travestissement de Donald Pleasance par Françoise Dorléac dans Cul-de-sac, et tant d’autres souvenirs viennent habiter la scène de La Vénus à la fourrure. Les effets d’intertextualité ne concernent donc pas uniquement l’emboîtement des adaptations (entre roman, pièce et film), mais ils jouent aussi la carte d’une réminiscence cinéphile sans fin, dans un huis clos où les jeux de miroirs ne reflètent finalement qu’une seule et même personne : Polanski lui-même. Ainsi, l’enchâssement des réalités et des niveaux de lecture n’aboutit que sur la réaffirmation de la position dominante d’une figure démiurge que le film n’a mise à mal que pour en asseoir la puissance…