Quittant l’urbanité de Macao dans laquelle nous avait laissés son dernier long métrage, João Pedro Rodrigues, avec lequel nous nous sommes entretenus, plonge cette fois-ci dans la nature vierge du nord du Portugal. Il conserve pourtant l’hybridité du précédent opus, qui naviguait entre documentaire sur l’ancienne colonie portugaise devenue propriété chinoise et hommage au film noir sous la forme d’une enquête sur les traces de Candy, travesti mystérieusement disparue. Si L’Ornithologue pastiche tout d’abord le reportage animalier, c’est parce qu’il est avant tout l’histoire d’un regard porté sur le monde, celui de Fernando, observateur d’oiseaux immergé dans un parc naturel à la recherche de spécimens rares. Filmé en Scope, le corps charpenté de Paul Hamy se perd dans des décors majestueux dépouillés de toute présence humaine. Lorsqu’un rapide du torrent emporte l’embarcation du promeneur, on ne serait pas surpris que le film se poursuive sans lui, lui préférant l’envol d’un rapace, tant le champ contrechamp a jusque là mis à égalité homme et oiseaux. C’est dans une forêt pluvieuse, filmée comme une jungle asiatique, que le film reprend son souffle, suivant deux bigotes chinoises égarées du chemin de Compostelle. L’Ornithologue ne cesse ainsi de réinitialiser son récit, de se réinventer dans des lieux et des situations où les croyances plus ou moins païennes prennent le pas sur la technologie et la civilisation.
Les Métamorphoses
Si le film quitte le style National Geographic pour le survival hérité du Délivrance de John Boorman, c’est avant tout pour préparer le terrain à la mue de son personnage. Fernando, que l’on avait laissé pour mort dans le torrent du Douro, réapparaîtra en corps souffrant. Dans un motif de pietà, les deux Chinoises qui le découvrent inconscient, le ramènent à la vie en lui administrant un bouche à bouche salvateur. La renaissance de l’ornithologue passe par l’érotisation de son corps autant que par sa sanctification. Lorsque ses sauveuses sournoises le ligotent pour l’empêcher de fuir, on ne saurait dire si l’image du corps encordé évoque une représentation de Saint Sébastien ou la pratique du bondage. Ce geste qui mêle dans un même corps situations érotiques et religieuses rappelle celui de Pier Paolo Pasolini qui aimait à filmer comme des saints les mauvais garçons du sous prolétariat italien. Du cinéaste et poète romain, João Pedro Rodrigues aime à citer Des oiseaux petits et gros, balade qui conduit sur les chemins d’Italie un drôle d’équipage : la star de la comédie Toto, Ninetto Davoli et un corbeau bavard et donneur de leçons. Dans L’Ornithologue, le mutisme de la colombe ou du grand-duc ne les prive pas pour autant d’une aura mystique, présence supérieure omnisciente qui prévoit la transformation du personnage avant qu’elle n’advienne. Délesté de son attirail technologique, Fernando se dépouille des marqueurs de son identité, sociale puis physique, préparant sa métamorphose en Saint Antoine, figure importante dans la culture portugaise. Si le cinéaste a conçu son scénario d’après les événements de la vie du Saint (son naufrage, sa rencontre avec Jésus dont il a tenu le corps dans ses bras), cette hagiographie peut tout aussi bien rester secondaire dans l’œil du spectateur profane. Derrière une documentation précise de la représentation du patron de Lisbonne le film mélange mythes, légendes et représentations de sources et époques diverses, convoquant une Diane chasseresse, des esprits de la forêt et des danses rituelles perpétrées par des hommes-oiseaux.
Camouflage, autoportrait
À la commande du Centre Pompidou qui lui consacre ces prochaines semaines une rétrospective / exposition, le cinéaste a répondu à la question Où en êtes vous João Pedro Rodrigues ? par un film en forme d’autoportrait. Il y filme la forêt visible à travers sa fenêtre. Lentement, apparaît dans la vitre le reflet de son corps nu, qui s’évanouira tout aussi progressivement qu’il était arrivé. Déjà, au moment du tournage de Mourir comme un homme, João Pedro Rodrigues s’était essayé à la forme de la représentation de soi pensée comme une disparition. Dans le court métrage Camouflage, Self Portrait (2008), il filme en plan séquence son visage progressivement recouvert par des couches de maquillage de camouflage militaire, le transformant en évocations de feuilles et de branchages. C’est aussi sous la lecture de l’autoportrait fantasmé et camouflé que l’on peut voir L’Ornithologue. Dans sa relecture de l’hagiographie, le cinéaste retire au Saint les valeurs familiales que lui avait accolées la dictature de Salazar, pour lui redonner celles d’un voyageur curieux et proche de la nature. Mais il s’approprie aussi cette figure pour la rapprocher de lui-même et de son cinéma. Ce corps érotisé d’homosexuel soumis à la métamorphose (thème qui hante tous les films du cinéaste) va jusqu’à prendre sa voix et, par intermittence ses traits, faisant du film un portrait de l’artiste en ornithologue.