Sorti au début de l’été 1939, soit quelques semaines avant la déclaration de guerre de la Grande-Bretagne et de la France à l’Allemagne, Le jour se lève marquait l’un des premiers sommets de la carrière en dents de scie de Marcel Carné. Parfaitement représentatif du réalisme poétique conspué ensuite par une partie de la critique française, Le jour se lève, sous son apparente fluidité, porte pourtant en lui une fausse tranquillité. Il faut dire qu’en ces temps délétères et après la sortie controversée un an plus tôt du Quai des brumes (qualifié de fasciste par Jean Renoir, ce qui lui valut l’animosité de Jacques Prévert), Carné semble prisonnier du paradoxe que porte en lui le courant esthétique auquel il appartient : nourri par des idéaux de gauche chers au Front Populaire (représentation du monde ouvrier et des filles de petites joies), le réalisme poétique porte en lui une certaine incapacité à la contestation, ne reproduisant que les artefacts d’une réalité truquée souvent dépourvue de courage politique. François (Jean Gabin), l’ouvrier retranché dans son appartement après avoir abattu un homme, semble être en quelques sortes le double du réalisateur, lui-même victime d’un sentiment d’injustice : alors que ses intentions sont jugées pures (François tombe simplement amoureux de Françoise, la jolie fleuriste), il se retrouve soudainement pris au piège d’une situation dont il ne s’estime pas l’initiateur, condamné à devenir le paria aux yeux d’une société qui scrute ses faits et gestes depuis l’espace public (la rue).
L’avant et l’après
Le jour se lève est un film sur la cassure de l’espace-temps. Le meurtre commis délimite très clairement un avant et un après dans la capacité de François à s’inscrire parmi ses contemporains : les multiples flashbacks reconstituent le glissement progressif de la raison vers l’impulsivité maladive qui le condamne à la marginalité. Seule ligne conductrice, l’amour constant que l’homme porte à cette jeune fille rencontrée par hasard dans l’usine où il travaille. Mais ici, l’intention amoureuse ne sauve rien ni personne : elle éloigne au contraire les âmes les plus consciencieuses du chemin qui était le leur. Les décors et les objets de l’appartement ne cessent d’ailleurs de rappeler à François son « décrochage » : un miroir qui renvoie au criminel le lourd poids de son acte, un réveil qui sonne la mise à mort d’un quotidien ronronnant mais rassurant, au profit d’une situation d’urgence qui engloutit absolument tout. Le jour se lève n’est pas pour autant un film qui ferait du regret sa seule voie de sortie : son drame est qu’il ne dessine aucune autre alternative à ce qu’aurait pu être cette histoire d’amour ratée. L’emprise de Valentin (Jules Berry) sur Françoise et l’amour solitaire de Clara (Arletty), l’amante délaissée, portent déjà en eux une fatalité qui annihile toutes les tentatives de contournement.
Le haut et le bas
Dès les premières scènes du film, la caméra multiplie les fortes plongées dans la cage d’escalier qui sépare le reclus des badauds. L’appartement de François est à la fois sa forteresse, sa prison et sa potence : aucune issue, aucune fuite ne sont envisageables. Il n’est même pas sûr que l’homme en caresse l’espoir : la chute vertigineuse est déjà entamée et rien ne peut le sauver. La symbolique est peut-être facile mais elle fonctionne : entre l’intériorité torturée du criminel et l’extérieur qui appartient encore à ceux qui ne sont pas dans la transgression morale, se dessine un rapport de force à coups de champs/contrechamps qui amplifient ce sentiment de solitude. Toutes les scènes ne sont pas réussies : on pense par exemple à celle où Gabin crie sa détresse à la fenêtre de sa chambre (le jeu est affecté, les dialogues de Prévert enferment le plus souvent les enjeux au lieu d’ouvrir des brèches) ou encore à la confrontation entre Berry et Gabin, exagérément théâtrale. Cela n’empêche pas Le jour se lève d’être porté par une incroyable tendresse envers ses personnages (les scènes de flashbacks avec Jacqueline Laurent sont probablement les plus réussies) et de trouver une force – plutôt inhabituelle dans le cinéma trop bavard de Marcel Carné – dans les nombreux silences qui ponctuent le récit.