Mis à l’honneur en cette rentrée 2012 (une rétrospective et une exposition que lui consacre la Cinémathèque, la réédition en copie restaurée du Quai des brumes), Marcel Carné fait partie de ces metteurs en scène rapidement élevés au rang de mythe mais largement décriés depuis. Réalisé en 1942, soit sous l’Occupation, Les Visiteurs du soir fait partie des longs-métrages qui ont, a posteriori, largement contribué au travail de sape entamé par la Nouvelle Vague. Si la réalisation sclérosée et les laborieux dialogues de Prévert ne font pas du film une rareté à redécouvrir, le sous-texte est cependant un peu plus complexe qu’on a voulu le croire.
Revoir aujourd’hui Le Quai des brumes provoque un profond malaise. Alors que Jean Renoir avait déjà qualifié le film de fasciste au moment de sa sortie, force est de reconnaître que le célèbre film, sorti en 1938 puis interdit sous l’Occupation, était noyé de relents homophobes et antisémites. Si deux chefs d’œuvre (Le jour se lève en 1939 et Les Enfants du paradis en 1945) viennent pourtant entourer Les Visiteurs du soir, les soupçons qui pèsent autour du pape du réalisme poétique n’ont jamais cessé de ternir son image auprès de la critique française. Il faut dire que l’on n’a jamais cessé de s’interroger sur les motivations de ceux qui continuaient d’exercer leurs activités artistiques sous l’Occupation, parsemant leurs œuvres d’un sous-texte ironique et allégorique ou, au contraire, arguant d’une neutralité signe d’une complaisance plutôt mal venue. Clouzot (Le Corbeau) et Cocteau (La Belle et la Bête) faisaient partie de la première catégorie, les autres (Autant-Lara, Decoin ou Christian-Jacque) de la seconde. Forcément, lorsque Carné entreprend la réalisation d’un film fantastique censé se dérouler en 1485, ses détracteurs y voient là le désir manifeste de se tenir à l’écart sur le plan temporel du drame qui se joue alors en Europe.
Pourtant, cette histoire de diable envoyant deux de ses complices dans un château moyenâgeux pour y contrarier équilibre familial et affectif peut très facilement être interprétée comme une dénonciation de l’Occupant. Le Mal y est représenté comme sournois, capable de revêtir ses plus beaux habits et de promettre la distraction pour finalement anéantir l’humanité des personnages. Celui d’Anne, défini comme pur et romantique par opposition à son entourage vil et moqueur, déjoue le programme en séduisant sincèrement l’un des anges exterminateurs. Leur amour naissant, contrarié par les forces maléfiques, fut à l’époque perçu comme une métaphore de la Résistance. Leur obstination et leur capacité à transcender leurs limites physiques flirtent quant à elles avec le surréalisme qui célébrait quelques années plus tôt L’Amour fou. De là à voir dans Les Visiteurs du soir un brûlot politique comme il était de toutes façons très difficile d’en réaliser à l’époque, il n’y a qu’un pas que nous ne ferons pas. Et les raisons sont à chercher du côté du scénario de Prévert et de la mise en scène de Carné. Si l’alliance de ces deux talents a pu faire des étincelles, elle enfonce ici le film dans un académisme théâtral bien poussiéreux.
Grâce à la restauration dont il fit l’objet au moment de sa sortie en DVD, le film est aujourd’hui projeté dans un noir et blanc éclatant. Au château comme dans ses environs, tout est prétexte aux jolis tableaux, le réalisateur employant à bon escient les décors qui lui étaient offerts. Mais cela ne suffit pas à donner chair aux personnages et vie au récit. Les cadres connaissent trois échelles d’un plan à l’autre, les mouvements de caméra sont bien peu aventureux et le montage enchaîne sagement des scénettes qu’on verrait finalement mieux au théâtre que dans une salle obscure. Le sentiment assez désagréable que provoque ce statisme distancié est amplifié par un scénario à tiroir unique, jouant sur un symbolisme un peu désuet. Les acteurs ont donc la charge de débiter des dialogues au poétisme trop volontaire pour interpeller, frôlant même le ridicule lorsqu’il s’agit de célébrer l’amour. Le résultat est sans appel : peu d’entre eux s’en sortent convenablement (Arletty en tête), donnant le sentiment d’un film tout droit venu d’une autre galaxie. Mieux vaudrait ressortir Le jour se lève ou le nettement moins connu Terrain vague, sorti en 1960 alors que les Cahiers du Cinéma avaient cruellement enterré Marcel Carné. À revoir Les Visiteurs du soir, on ne pouvait cependant pas leur donner tort.