Narnia sera toujours Narnia. Les studios Disney ont eu beau refiler le bébé à la Fox suite aux résultats décevants du chapitre deux, et le technicien Andrew Adamson céder sa casquette de réalisateur au plus chevronné Michael Apted (au moins signataire de quelques films honnêtes dans un passé déjà lointain), rien n’y fait. La franchise cinématographique d’heroic fantasy reste consciencieusement au niveau du divertissement mécaniquement expédié, remâché, sans âme qui vive dans cet univers imaginaire que même l’imagination a déserté.
Odyssée au pas de course
Une nouvelle fois, la petite fratrie Pevensie (ou ce qu’il en reste, les aînés adultes étant exclus de l’aventure) entreprend un voyage aller-retour entre la triste Angleterre en guerre des années 1940 où ils sont ce qu’ils sont — des enfants ballottés — et le monde fantastique de Narnia où ils sont de valeureux souverains. Cette fois, ils doivent traverser les mers en quête d’épées légendaires. On aurait bien aimé être du voyage. L’ennui est que celui-ci, et l’évasion qu’il est censé procurer, n’existent que sur le papier du scénario : à l’écran, cela ne ressemble qu’à une promenade digestive vaguement mouvementée, moins le conte pour enfants qu’on nous décrit qu’un parc d’attractions.
C’est ainsi depuis le premier film, Le Lion, la Sorcière Blanche et l’Armoire magique. Tout le travail d’adaptation de la saga romanesque de C.S. Lewis se résume à enfiler les décors somptueux, les personnages hauts en couleur (et bien discriminés : les humains sont soit nobles, soit fourbes ; les autres créatures sont soit drôles, soit effrayantes), les péripéties dont la force épique supposée se noie dans la plate illustration. Le besoin de redresser la barre après la baisse de régime commerciale des deux épisodes précédents ne fait ici qu’empirer les choses. Visiblement embarrassés par le volume de la matière littéraire, les artisans de cette nouvelle grosse machine se sont acharnés à condenser le tout pour le tenir dans une durée rassurante (moins de deux heures, alors que les précédents atteignaient les deux heures et demie), recrachant à la chaîne, comme substitut des romans, des pages de livres d’images qu’on a ainsi l’impression de regarder en accéléré, mais oubliant au passage de donner de la substance à quoi que ce soit.
Créations sans âme
Des paysages et des silhouettes défilent à l’écran, mais rien, strictement rien n’y prend vie. Ni les personnages désespérément transparents (seules quelques créatures servies par des dialogues spirituels, comme Reepicheep le rongeur fin bretteur à la voix de Simon Pegg, se détachent un peu du lot). Ni leurs aventures qui s’enfilent à la chaîne sans jamais prendre leur ampleur supposée, même avec force cascades, effets spéciaux et babioles brillantes. Ni la représentation visuelle insipide de ce monde imaginaire qui déserte notre mémoire plus vite qu’il y est entré (même Peter Jackson, dans son ouvrage boursouflé, avait au moins réussi cela : la recréation décorative de la Terre du Milieu de Tolkien). Pas même le fond assez bigot du conte imaginé par le très chrétien C.S. Lewis (le premier chapitre rejouait la Passion du Christ, celui-ci lorgne vers les sept péchés capitaux), ou la charge pataude contre le rationalisme à travers le personnage du cousin Eustace, entraîné contre son gré à Narnia pour s’y voir ridiculisé puis acquis à la cause de l’imaginaire. Il faut voir comment le film traite le basculement des protagonistes succombant un moment à leurs propres tentations, victimes du « Mal à l’état pur » (sic) visualisé par, on vous le donne en mille, un brouillard phosphorescent : aussi instantanément qu’un coup de baguette magique, le mal étant réduit à un simple sortilège auquel il faut résister. Comment une forme ou une idée, si basique qu’elle soit, pourrait-elle s’incarner en cinéma quand elle est à ce point retranscrite, ânonnée, bâclée à travers une écriture mécanique et une mise en scène aux ordres ?
Narnia au cinéma, c’est surtout la face la plus triste de l’industrie hollywoodienne, celle qui n’a pour seule et unique conviction que l’objectif désincarné d’œuvrer à un produit grand public qui fera des millions d’entrées. Non qu’on demande à Hollywood de viser les ambitions d’un « cinéma d’auteur » (à moins de souhaiter que les « auteurs » hollywoodiens qu’on connaît ne soient que des produits de série…), mais au moins ce qu’on demande à tout artisan digne de ce nom : croire un minimum en ce qu’il fait, au travail de cinéma — et non simplement de chantier de divertissement — auquel il participe, comme même des nababs de studios ont su s’y risquer. Cependant, les yeux rivés sur un froid cahier des charges, réfugiés derrière les phrases passe-partout à caser dans le dossier de presse (sur la prétendue « part sombre » de l’histoire, sur la maturation des jeunes héros, etc.), les exécutants des Narnia ne croient visiblement pas en grand-chose, vu avec quelle neutralité ils se contentent d’appliquer un programme capitalisant sur le récent succès d’un genre et dont le produit final, malgré le scénario censé lui conférer son contenu, ne raconte guère que les millions de dollars investis. Et le monde merveilleux de faire l’effet d’une triste désolation encombrée de décors creux et privés de vie.