Pourquoi rêvons-nous de fouler le sommet d’une montagne ? C’est la question que pose en creux le célèbre manga Le Sommet des Dieux, créé par Jirô Tanigushi et Baku Yumemakura au début des années 2000, qui explorait par l’image cet incroyable pouvoir d’attraction. Territoires célestes et jardins des divinités de la mythologie antique jusqu’aux croyances modernes, la montagne est le paysage sacralisé par excellence, suscitant crainte et dévotion, d’abord par ce qu’elle dissimule à notre vue : il s’agit, pour celui qui la contemple, d’appréhender sa monumentalité et de démêler ses lignes complexes. Dans Le Sommet des Dieux, où des alpinistes japonais obsédés par la conquête de l’Everest multiplient les expéditions pendant plusieurs décennies, l’alpinisme est moins une affaire d’exploits sportifs que l’expression d’une volonté de s’élever pour regarder ce que personne n’a jamais vu. Le récit, dans le manga comme dans le film de Patrick Imbert, prend pour point de départ l’appareil photo perdu de George Mallory, premier alpiniste à avoir, peut-être, atteint le sommet de l’Everest en 1924 : puisque sa silhouette a été aperçue une dernière fois peu avant le sommet, et que son corps n’a jamais été retrouvé, seule cette pellicule est en mesure de prouver sa réussite. Une image manquante retrouvée soixante-dix ans plus tard par le mystérieux et obstiné Habu Jôji, gloire déchue de l’alpinisme japonais sur les traces desquelles part le photographe de montagne Fukamachi Makoto, autant mu par le désir de percer le mystère Mallory que par celui de raconter le parcours du fascinant Habu.
Voir et raconter, c’est cela, vaincre une montagne. Que le cinéaste français ait su capter ce qui irrigue en profondeur l’œuvre originelle fait déjà de son adaptation une belle réussite. Face à l’ampleur de la bande dessinée, la réponse cinématographique parait pourtant, de prime abord, un peu timide. Patrick Imbert réduit notoirement le scénario fleuve du manga pour mieux se focaliser sur la quête de Fukamachi qui le mène jusqu’aux pentes de l’Everest. Ce choix narratif se double d’une retenue dans la mise en scène gouvernée, semble-t-il, par le désir de ramener l’œuvre à son essence contemplative et méditative. Le cinéaste s’en tient à une technique d’animation en 2D — résistant à l’envie de « pénétrer dans l’image » et de jouer avec le vide et le vertige —, et reprend le trait réaliste et épuré de Taniguchi, presque une ligne claire à laquelle des effets de parallaxe insufflent une légère profondeur. Là où le manga, par la configuration de ses planches et son découpage saccadé, donnait de la verticalité et un rythme soutenu à l’action, Patrick Imbert assume un certain aplanissement et ralentissement de celle-ci, privilégiant des lents mouvements de caméra horizontaux.
Chemin intérieur
Le montage semble par là imbibé du calme et de la lenteur qu’impose la présence de la montagne, seulement perturbées par les passions humaines. Lorsque le jeune Habu raconte avec ferveur ses exploits à son futur rival Hase Tsuneo, c’est tout le décor urbain de Tokyo qui se met à bouillonner, ce que figure un bruyant et lumineux passage de métro recouvrant la discussion. Dans la tradition du romantisme pictural du XIXe siècle, Caspar David Friedrich en tête, le paysage vient figurer l’humeur de l’Homme : cet état de plénitude avec les éléments est ici l’objet d’une lutte pour les protagonistes. Les séquences d’ascension s’ouvrent à plusieurs reprises sur de longs plans fixes jouant des jeux d’échelles et perdant ces personnages minuscules dans l’immensité des façades de pierre. Le film se fait alors le récit du cheminement intérieur qui va permettre aux héros, sinon de dominer leur sujet, tout du moins d’habiter pleinement cet espace, de faire corps avec lui. À plusieurs reprises, le relief pose de véritables dilemmes moraux et existentiels que le cinéaste saisit dans des plans larges, à l’intérieur desquels l’image semble l’émanation de l’état psychique des grimpeurs. Il en va ainsi du choix cornélien auquel est confronté Habu au cours d’une escalade : portant le poids de sa culpabilité à venir, celui de son jeune compagnon suspendu dans le vide et condamné, il ne peut se résoudre à couper la corde qui les lie. L’ascension des héros est ainsi représentée dans un enchainement d’images qui sont autant de projections mentales : les lignes de crêtes sur lesquelles les héros marchent entre ombre et de lumière, ces labyrinthes de pierre dans lesquels ils se perdent, jusqu’à cette séquence cauchemardesque où la montagne semble avaler l’alpiniste qui s’approche trop près de son sommet.
Au-dessus de la mêlée, l’Everest est tout du long représenté par un plan lointain, en plongée : comme une icône dominante, inatteignable et donc fantasmée. L’issue du chemin est d’autant plus belle que le mouvement et la profondeur de champ vient enfin libérer le regard et accomplir le rêve éveillé des héros : parcourir le sommet du monde, fouler enfin la terre des dieux.