« Chez les Wachowski, le corps du héros est immobile ; c’est sa pensée qui s’accélère. » Dans Speed Racer, les Wachowski à la lumière de la vitesse, son premier essai publié aux éditions Façonnage, Julien Abadie déploie une analyse foisonnante où les mouvements de la pensée embrassent les transmutations d’un film porté sur l’atomisation des images. Le meilleur moyen pour approcher Speed Racer serait de suivre ses boucles et ses virages, qui nous emmènent des figures de l’art moderne du début du XXe siècle (Muybridge, Duchamp, Russolo, Joyce, Picasso) aux techniques du cinéma d’animation traditionnel et numérique (animetisme, compositing), en passant par la french theory (Virilio, Deleuze, Guattari). Si l’écriture peut avoir tendance à figer les éléments en les nommant, alors écrire sur Speed Racer implique de faire des mots le carburant d’une pensée cinétique, d’embrasser les contours enfantins et bigarrés de ce grand spectacle philosophique qui se révèle, virage après virage, et ici page après page, un fulgurant précis sur la vitesse et le cinéma.
Commençons par le commencement : tu ouvres ton analyse de Speed Racer par un parallèle entre une scène du film et les expériences de Muybridge, qui a pour la première fois enregistré le mouvement en 1878 (celui d’un cheval au galop). Dans quelle mesure les dispositifs pré-cinématographiques comme celui de Muybridge constituent une porte d’entrée idéale dans le film des Wachowski, notamment sur son rapport au temps et à la vitesse ?
C’est drôle que tu me demandes ça, parce que ça n’a pas été tout de suite une évidence. J’ai d’abord tourné autour de Speed Racer, en cherchant la porte d’entrée adéquate : l’esthétique de la Formule 1, Harmut Rosa et sa théorie de l’accélération, la queer theory, etc. Après avoir donc pas mal tâtonné, j’ai fini par m’intéresser plus en détail à cette scène étrange à la fin du film, où un zèbre s’anime sur les bordures de la piste. J’avais évidemment reconnu l’hommage à Muybridge, mais sans m’interroger davantage. J’ai tiré sur la ficelle et là – je souhaite ce sentiment à tout le monde – la pelote est venue comme par miracle… Tout a commencé par le prodigieux bouquin que Rebecca Solnit a consacré à Muybridge : River of Shadows, et cette phrase figurant dans l’introduction : « Matrix est un film de science-fiction dont les séquences d’action sont conçues sur le même principe que les études de Muybridge, utilisant de multiples appareils photo pour obtenir un effet spécial désormais devenu standard. » Puis j’en ai ouvert un autre, un travail séminal signé Stephen Kern : The Culture of Time and Space : 1980 – 1918. Et un autre. Et encore un autre. Et à chaque fois le même constat, quelque chose que je n’avais jusqu’ici jamais réalisé : Muybridge, ce n’est pas que l’invention du proto-cinéma ; c’est une rupture phénoménologique dans le rapport que l’humain entretient à l’espace-temps
C’est le moment où l’homme fait la preuve par l’image qu’une part de l’univers observable échappe à sa perception, que, l’espace d’un instant, les quatre sabots du cheval quittent simultanément le sol sans qu’il ne s’en soit jamais aperçu. Dans le cadre du cinéma des Wachowski, cette expérience aux résonances philosophiques devient métaphoriquement décisive, ce qui explique pourquoi leur cinéma y fait référence par deux fois (dans Matrix et Speed Racer). L’élément-clé qui aura permis à Muybridge de « cracker » le code du réel, c’est la vitesse. La vitesse de l’électricité. Sans elle, jamais il n’aurait été capable de déclencher ses appareils photos à la cadence nécessaire pour décomposer la course du cheval en douze images, puis de reconstituer ces fragments en ce nouveau tout qu’on nommera bientôt cinématographe. Du bullet time, en passant par Speed Racer, Sense8 et Cloud Atlas, le cinéma des Wachowski revient à l’essence de cette expérience : il recourt à la vitesse (de la technologie numérique ou du montage) pour produire une sensation de flux irrésistible, un autre être au film qui serait comme la promesse d’un autre être au monde. Et c’est particulièrement le cas de Speed Racer qui atteint un tel degré de liquéfaction, de mutation, de vitesse en somme, qu’il parvient à provoquer une sorte d’euphorie, la sensation fugace qu’il suffirait de pulvériser le monde en mille morceaux et de les réagencer pour révéler sa beauté invisible. Dans l’une des nombreuses notes du livre, je rappelle cette citation de Jose Muñoz qui trône dans le bureau de Lilly Wachowski : « Être queer, c’est essentiellement rejeter l’ici et le maintenant, et insister sur la potentialité d’un autre monde. » Je trouvais qu’il y avait quelque chose de très wachowskien à faire de Speed Racer le film-conducteur entre l’expérience de Muybridge et la transidentité des cinéastes, alors je me suis lancé.
Dans la première moitié de ton ouvrage, tu explores les liens que tissent Speed Racer avec l’histoire de l’art. Tu examines son rapport avec le cubisme, mais aussi la littérature de Joyce, de Proust ou les écrits de Kandinsky sur la couleur. Est-ce que le décalage entre son statut de blockbuster et l’héritage académique qu’il convoque peut expliquer sa réception en 2008 ? Tu dis notamment que le film a été « mal vu », qu’il a « disparu des écrans sans avoir été regardé »…
Dans sa préface pour le livre, Rafik Djoumi revient sur cette question, sur ce blocage intellectuel qui nous pousse parfois à circonscrire les œuvres, à les essentialiser, à les surdéterminer en fonction de leur genre, de leur public, ou de leur sérieux supposé. Il me semble que ce réflexe a plutôt tendance à refluer du fait de l’hybridation tous azimuts qui caractérise la modernité, mais il demeure au fond très humain : notre cerveau a besoin de classer les choses, d’ordonner le monde. Le cinéma des sœurs Wachowski a été plus particulièrement victime de ce phénomène, parce qu’il nous invite justement à reconsidérer les barrières dressées par l’ordre des choses. Ainsi de Matrix Reloaded, qui déstabilisera les fans en déconstruisant – dans un flou philosophique tout à fait volontaire – le mythe émancipatoire du premier épisode, en expliquant que la révolte n’était qu’un rouage du contrôle. Ainsi de Matrix Revolutions, dont le trip techno-bouddhiste laissera plus d’un spectateur sur le quai, en lui susurrant qu’il n’y a pas vraiment de matrice, de réel, que ces frontières sont au fond des concepts inopérants. Ainsi surtout de Speed Racer, film pour enfant délibérément pensé comme une œuvre d’avant-garde au carrefour des influences artistiques des Wachowski (cubisme, orphisme, op-art, pop-art, japanime…), mais qui sera globalement jugé comme un délire régressif, un Spy Kids avec des bagnoles. Sans noircir démesurément le tableau (nombre de critiques – en France notamment – ont été à la hauteur), il est évident, avec le recul, que le film était condamné à en déstabiliser plus d’un.
Mais ce qui est amusant avec les grilles de lecture, c’est qu’elles changent en fonction du contexte. Regarde comme le public a commencé à prendre au sérieux le cinéma des Wachowski à partir de Cloud Atlas, soit juste après la révélation de la transidentité de Lana ! On a senti un changement de braquet dans la réception de leur travail, comme si tout devait désormais être réévalué à l’aune de cette transidentité. Je suis absolument convaincu que Speed Racer n’aurait pas connu le même destin critique et public s’il avait été précédé d’un coming out de Lana… On a le droit de trouver ça un peu déprimant. Voilà un cinéma qui depuis toujours hurle son désir de sortir des carcans, des réflexions binaires, qui nous appelle à briser les codes, qu’ils soient sociaux ou de programmation, mais qu’on s’est empressé de ranger dans le tiroir transgenre dès qu’on en a eu l’occasion. Derrière cette reconnaissance, on assiste en réalité à la reconduction du schéma de pensée et de ses limites qu’on dénonçait. Et en procédant ainsi, on continue de passer à côté de l’essentiel. Au même titre que les films des Wachowski ne sont pas surdéterminés par leur dimension divertissante, ils ne doivent pas être subsumés non plus sous la seule dimension transidentitaire de leurs réalisatrices : une nouvelle fois, c’est l’usage syncrétique qu’elles font de cette dimension, la manière dont elles la raccordent à un mouvement beaucoup plus large, à une histoire de l’art, de l’accélération, de la société, de l’humanité, qui constitue avant tout le cœur de leur œuvre.
Machines abstraites
Tu analyses longuement les relations que noue la forme wachowskienne avec ses horizons politiques, éthiques et philosophiques. Comment s’incarnent-ils dans Speed Racer, film qui pourrait sembler à première vue moins « politique », ou du moins plus discret à ce niveau-là, que Matrix, Cloud Atlas ou Sense8 ?
« À première vue » : tout est là, en fait. Parce que, dans la forme, Speed Racer est d’assez loin leur film le plus engagé. En tout cas celui où le trans-, pris au sens esthétique et éthique, s’épanouit avec le plus de radicalité. Les plans fusionnent, glissent, se dédoublent, se transforment, mutent encore et encore, dessinant un film en devenir permanent, un film « sans loi ni contrôle, sans limite ni frontières, où tout est possible », pour reprendre les derniers mots de Matrix. Formellement, jamais leur horizon politique n’a été plus clair que dans Speed Racer : le monde est un tas de fragments qu’on peut fluidifier et réenchanter si on l’assemble autrement. C’est ce que raconte le montage de Cloud Atlas et de Sense8, mais Speed Racer est parvenu à l’exprimer phénoménologiquement. Par sa vitesse prodigieuse, son bombardement d’informations et sa forme mutante, il donne à ressentir la possibilité d’un autre être au monde. Il n’y a ceci dit pas besoin de creuser très loin dans le scénario du film pour révéler son fond politique. Arnold Royalton – l’un des seuls personnages que l’on ne retrouve pas dans la série animée originale – est le symbole du système comme l’était l’Architecte dans Matrix Reloaded. C’est d’autant plus évident qu’il incarne le patron d’un gigantesque consortium qui fraie autant avec le sport qu’avec la Bourse ou encore la mafia. Il est l’allégorie du néolibéralisme, de ses flux électroniques, de sa stabilisation par la croissance, bref, de cette vitesse capitalistique qui nous conduit paradoxalement à l’inertie. En face, vous avez le jeune pilote d’une minuscule écurie – dans Matrix on l’appellerait l’Élu – qui n’a que son courage, son talent et son intégrité à opposer à la puissance de Royalton. Et comme Neo, c’est en s’affranchissant des contingences du monde, de ses lois et de ses limites, qu’il parviendra à triompher. Sa remontée finale totalement improbable est la métaphore de son émancipation intérieure, de cette transformation que la forme du film nous annonçait d’emblée. Le système est vaincu parce que le héros l’a contourné, parce qu’il a cessé de tenir compte de ses règles pour devenir non pas lui-même, mais qui il veut. À partir de là, même ce que le père de Speed pensait improbable (« changer le monde en montant dans une voiture de course ») devient possible.
J’ai personnellement l’impression que Sense8 nous a permis, dans sa limpidité, d’envisager autrement Speed Racer. C’est comme si la série était venue clarifier une perspective deleuzienne contenue en germe dans Speed Racer, à un état quasi intuitif (une mosaïque de couleurs, des transitions latérales d’un corps à un autre, etc.), qui nous paraît désormais évidente (l’idée de la transition, du changement d’état, d’un sujet rhizomatique, d’un corps déterritorialisé, etc.). L’as-tu ressenti de la même façon, à la diffusion de Sense8, qui actait sur le terrain des images l’engagement des deux cinéastes dans la révolution queer ? Avais-tu déjà entamé ton travail sur Speed Racer à ce moment-là ?
Oui, les deux saisons étaient déjà sorties lorsque j’ai entamé l’écriture. Il me manquait juste l’épisode conclusif sorti en 2018, épisode qui a d’ailleurs débloqué une partie du livre. Comme je l’exprime dans l’introduction, Sense8 est pour moi une formidable clarification des principes esthétiques, philosophiques et éthiques des Wachowski. C’est un manifeste, quasiment un mode d’emploi, et c’est d’ailleurs un peu ce que je pourrais lui reprocher : la série est presque trop claire quant à ses intentions (je préfère les œuvres qui avancent masquées, comme Speed Racer). Reste que la première saison est un modèle de narration wachowskienne ! Cette façon qu’elle a de semer des scènes, des fragments, des personnages au fur et à mesure des épisodes, de les entrecroiser le temps de brefs crescendos (les scènes de sexe ou d’action), avant de finalement tout faire converger dans un finale qui éclaire tout ce qui l’a précédé, a provoqué chez moi une jubilation comme je n’en avais pas ressenti depuis Speed Racer. Il y a évidemment quelque chose de cet ordre dans Cloud Atlas, mais le mouvement global, si puissant soit-il, n’atteint pas à mes yeux le niveau d’achèvement de Speed Racer et Sense8.
Par peur d’assommer le lecteur de références, j’ai pas mal élagué le livre de la perspective deleuzienne que tu décris pour n’en garder que l’idée générale et ses traductions formelles : le devenir, le rhizome, la fractale, la multiplication, la déterritorialisation, la transcendance qui se redéploie en immanence… Mais je suis parfaitement d’accord avec toi : Speed Racer contient en germe, et sous une forme d’une radicalité inouïe, ce que Sense8 exprimera dans ses travellings circulaires où un sensate se substitue à un autre. Il faut dire que dix ans séparent les deux œuvres et qu’entre temps le monde a beaucoup changé : la question de la transidentité est quasiment devenue mainstream, les médias sociaux mettent en scène comme jamais nos multividualités, les techniques de compositing de Speed Racer sont désormais monnaie courante… Cette idée qu’une nouvelle totalité ou qu’un nouvel être sommeille dans les fragments pulvérisés du monde et de nos personnalités, autrement dit que rien n’est fini et absolu, que tout peut être indéfiniment reconstruit, est quelque chose que nous admettons désormais intuitivement. Ce n’était pas forcément le cas il y a dix ans. Au même titre que Matrix, conçu à l’époque du Nokia 3310 et des modems 56K, nous avait préparé au futur d’Internet, Speed Racer nous annonçait par sa forme une révolution queer qui n’avait pas encore envahi l’espace public.
La vitesse de libération
Au sujet de la vitesse, on sait à quel point elle peut alimenter et entretenir la frénésie du système capitaliste. On sait aussi, depuis les futuristes que tu évoques dans ton livre et leurs manifestes en forme d’éloge de la vitesse (et de mépris de la femme ou du passé…), dans quelle mesure elle peut être associée à la destruction, à la liquidation, voire au fascisme. Paradoxalement, la vitesse chez les Wachowski serait une « vitesse de libération », pour reprendre les mots que tu emploies en référence à l’ouvrage de Paul Virilio, qui nous avertissait pourtant de la perte de repères qu’elle pouvait engendrer. Qu’entends-tu exactement par « vitesse de libération » ? Qu’a‑t-elle plus spécifiquement à voir avec le numérique ?
Quand j’emploie la métaphore de vitesse de libération, je veux dire qu’il y a dans la vitesse de l’esprit, dans la vitesse de l’art, dans la vitesse des concepts – tout cela revient un peu au même – une possibilité d’émancipation permettant de se libérer du joug du système et des contingences du réel. C’est le fameux raccord de 2001, L’Odyssée de l’espace, le changement de paragraphe dans un livre qui te fait changer d’époque ou de lieu, l’association d’espace-temps dans ton esprit en toutes occasions… Il y a dans ces opérations de pensée et de création une vitesse qui ne dit pas son nom, mais qui n’en demeure pas moins prodigieuse, car sans limite, une vitesse, donc, bien supérieure à toutes les vitesses physiques auxquelles la modernité nous soumet quotidiennement : la vitesse de déplacement des véhicules, la vitesse médiatique de nos moyens de communication, la vitesse de la lumière de nos écrans… À la différence de celles qui nous oppressent, la vitesse de la pensée peut avoir un rôle libérateur en cela qu’elle permet de se soustraire à la fulgurante immobilité des temps modernes. De là l’éthos trans- qui traverse le cinéma des Wachowski. La transidentité est une fulgurante accélération, une manière radicale de dépasser la binarité des genres, mais le message qu’elle envoie – et au fond c’est là, je crois, le fondement du rejet dont elle fait l’objet – va beaucoup plus loin en sous-entendant que si l’identité homme/femme peut être débordée, alors tout peut l’être. L’intelligence des Wachowski, c’est d’avoir désaccouplé leur transidentité pour n’en mettre en scène que le préfixe trans- et l’instituer en un projet politique profondément œcuménique autour duquel nous pourrions tous nous réunir : si le trans- est une accélération, la possibilité d’un déplacement entre deux coordonnées, voire le déplacement des coordonnées elles-mêmes, alors il constitue un refus de la binarité, des schémas tout faits, des hiérarchies établies, etc. Il est donc le rejet du système en tant qu’obstacle à notre émancipation.
Or, qu’est ce que le numérique, d’un point de vue conceptuel ? La transformation de modèles en signes dans un objectif combinatoire. La numérisation est un processus qui permet de réduire les choses de telle sorte qu’elles deviennent aisément malléables, combinables, transférables, transcodables, transformables… Et ce à une vitesse phénoménale. Ce n’est guère un hasard si l’effet le plus convaincant permis par cette technologie fut très rapidement le morphing : dès 1991, le clip de Black or White avait tout dit – et avec une perfection technique bluffante – de l’horizon trans- et libérateur dessiné par cette technologie. Il y a aussi dans les systèmes d’architecture distribuée caractéristiques des réseaux cette idée que l’on peut se passer de centre ou de nœud pour communiquer, échanger, partager des connaissances… C’était toute l’utopie émancipatrice portée par Tim Berners-Lee lorsqu’il a inventé le World Wide Web et que l’on retrouve dans son expression la plus pure avec les réseaux peer-to-peer : par nature, le numérique est en mesure de se passer de hiérarchie, de point de référence, d’ordinateur central, d’Architecte, si tu préfères. Il constitue une toile à la surface de laquelle on peut transiter avec une totale liberté de mouvement, où l’information n’a pas besoin d’être contrôlée, concentrée ou organisée par une entité ou un système central. On sait que cette utopie est moribonde, qu’elle a été terrassée par les GAFAM et autres juggernautes du web, mais il reste des rebelles qui continuent de se battre pour elle. Et les Wachowski sont de leur côté.
À propos du numérique au cinéma, Speed Racer sort un an avant Avatar et Le Drôle de Noël de Scrooge. Dans ce corpus, le film des Wachowski fait presque bande à part, au sens où il n’explore pas exactement les mêmes perspectives d’hybridation des images. Là où Cameron et Zemeckis travaillent la substance des corps numériques, les Wachowski les ramènent à leur statut d’images, de surfaces. Tu rapproches dans cette optique le film de l’animation japonaise, qui a une conception radicalement différente de celle proposée aux États-Unis. Est-ce la raison pour laquelle nous n’avons, depuis, jamais revu un tel film dans le cinéma numérique américain ?
Nous n’avons jamais revu un film comme Speed Racer, mais en réalité il est partout. Comme Neo et toutes les œuvres d’avant-garde, il s’est dissout dans la grande matrice hollywoodienne. Il y a un article de Collider où Chad Stahelski et David Leicht (coordinateurs des cascades sur le film et réalisateurs de John Wick) expliquent très bien combien les techniques de compositing développées pour le film sont désormais devenues des standards pour toute l’industrie. À ce titre, je reprendrais à mon compte la question rhétorique qui conclut l’interview : sans Speed Racer, il n’y aurait jamais eu The Mandalorian. Ceci étant dit, c’est vrai qu’il y a une singularité Speed Racer qui tient à son refus farouche du photoréalisme. Cameron et Zemeckis se promènent sur d’autres pentes, celles de l’uncanny valley. Leur horizon esthétique, c’est le doppelgänger numérique. Au point qu’il semblera normal à tout le monde que le héros d’Avatar abandonne définitivement son enveloppe corporelle pour celle de son avatar en performance capture. A contrario, dans Speed Racer, le corps humain est respecté dans toute son intégrité. Il est même le seul point d’ancrage réel, charnel du film. Autour d’eux, les Wachowski ont imaginé un monde totalement fantaisiste, qui fraie davantage du côté du cartoon ou de l’animation, que du simulacre parfait. Mais elles l’ont fait en cherchant des solutions dans la japanime plutôt que dans la tradition occidentale du dessin animé. Je vous renvoie aux écrits de Thomas Lamarre pour saisir pleinement la distinction entre les deux, mais pour faire court, il existe dans l’animation occidentale un impensé balistique, une envie de pénétrer dans l’image. Pour y parvenir, Disney mettra au point sa fameuse caméra multiplane, qui lui permet de superposer jusqu’à sept couches de dessin et de simuler avec une perfection inédite un traveling dans la profondeur de champ. Avec le numérique, Pixar et ses héritiers achèveront le travail en générant des mondes en trois dimensions explorables en tout sens par leurs caméras virtuelles. Dans la japanime, pour des raisons économiques autant que philosophiques, la relation au monde est toute autre, moins réaliste et invasive, plus abstraite et surfacique. Miyazaki n’a pas de mots assez durs pour fustiger la vulgarité et la violence inouïe des mouvements oculo-balistiques. Chez lui, comme chez son animateur favori Yoshinori Kanada et dans un large partie de la japanime, l’animation adopte une forme beaucoup plus latérale, y compris, c’est assez sublime et surprenant, lorsqu’il s’agit de simuler des travellings avant (regardez attentivement comment sont chorégraphiés les combats aériens de Porco Rosso). En fait, la plupart du temps, l’œil n’envahit pas l’image, il reste à sa surface et laisse l’animation glisser devant lui, pivoter autour de lui ou venir à lui.
Comme je l’explique dans l’ouvrage, le génie de Speed Racer est d’avoir compris que ce style d’animation et la vitesse qu’il induit est consubstantiel d’une certaine dégradation de l’effet de réel. C’est pour cela que le film se débarrasse autant de la géométrie et qu’il privilégie une relation au mouvement fondée sur le coulissement des calques les uns par rapport aux autres. Même lorsqu’il use d’effets balistiques, c’est très subtil, il le fait de telle sorte qu’on conserve une sensation surfacique qui n’a rien à voir avec ce qu’on peut ressentir, par exemple, devant Ready Player One. Le problème, c’est qu’en règle générale l’effet balistique et de réel autorisé par le numérique est très prisé aujourd’hui (même les anime s’y mettent, voir le dernier Lupin III). De mon point de vue, c’est le signe d’un appauvrissement dramatique de l’imaginaire qui ne semble plus en mesure d’envisager un autre rapport au monde que celui-ci. C’est ce qui rend Speed Racer si singulier, précieux et anachronique, et c’est sans doute la raison pour laquelle on ne reverra jamais un film tel que lui.
En fin d’année sort le quatrième Matrix. Que peut-on en attendre selon toi ?
Pour être honnête, je n’en sais rien. Je suis à la fois inquiet et enthousiaste. Inquiet que Lana Wachowski, désormais seule à la mise en scène, devienne trop littérale, qu’elle plaque sur Matrix tout ce qu’elle a articulé dans Sense8, autrement dit qu’elle fasse dire des choses à cet univers au lieu de le laisser parler (avec le recul, Sense8 était contenu dans Matrix sous une forme métaphorique et c’était parfait comme ça). Mais je suis également enthousiaste parce qu’on connaît l’intégrité de la cinéaste : si elle revient à cet univers, c’est qu’elle a encore quelque chose à dire. Les premières rumeurs font d’ailleurs état d’un tournage en mode commando, avec des caméras portées, des scènes attrapées au vol, laissant penser qu’on va avoir droit à un film beaucoup plus abrasif que les trois premiers. Je fantasme que ce Matrix 4 soit à Matrix ce que Die Hard 3 fut à Die Hard : un parfait renversement esthétique, un piratage de codes qui ont fait école. Au fond, c’est le genre de transformation que l’on est en droit d’attendre d’un film des Wachowski.