Après le grand succès public et critique de Dopo Mezzanotte en 2004, Davide Ferrario revient avec un film documentaire de qualité, témoignant une fois de plus de la vitalité d’un cinéma italien auquel les écrans français ne rendent pas toujours justice. Le 27 juin 1945, Primo Levi est libéré d’Auschwitz. Dix mois plus tard, il rentre enfin à Turin. Dix mois sur les routes de l’Europe, dix mois de trêve entre deux épreuves, celle des camps et celle du retour. C’est le récit de ce « voyage » qu’il fera dans La Trêve, en 1963. En 2005, Davide Ferrario et Marco Belpoliti repartent sur les traces de ce parcours pour en faire un nouveau récit sur l’Europe post-communiste. Road-movie mêlant passé et présent, tentant de les lire l’un à travers l’autre, Le Voyage de Primo Levi est une réflexion sur l’histoire, la mémoire, une interrogation sur l’image, le cinéma, un questionnement sur le monde et son futur, qui ne peut laisser indifférent, et retrouve les accents de l’œuvre de Levi avec bien plus de justesse que ne le faisait l’adaptation de Francesco Rosi en 1996.
Le Voyage de Primo Levi raconte le voyage de Davide Ferrario sur les traces de Primo Levi, d’Auschwitz à Turin : l’Europe ainsi parcourue (la Pologne, l’Ukraine, la Biélorussie, la Moldavie, la Roumanie, la Hongrie, l’Autriche et l’Allemagne) est renvoyée à cette Europe de 1945. Devenue, après la chute du mur de Berlin, post-communiste avec son lot de contradictions, cette partie du continent est aujourd’hui écartelé entre un passé difficile et un avenir qui ne promet pas que des lendemains qui chantent. Dans cette même veine, on peut se souvenir de la tentative de reconstitution cinématographique de ce voyage lors de l’adaptation du livre de Primo Levi par Francesco Rosi en 1996 (La Trêve). Mais ici, le parti pris du réalisateur fait fi de toute tentative de « reconstitution », et, c’est sans aucun doute par là qu’il rend le mieux justice à l’œuvre de Levi. Le film interroge le présent, envisage le futur à la lumière du passé ; et regarde le passé depuis le présent, à travers les traces qu’il a laissées dans le monde contemporain.
Les traces. Le film ne parle que de cela, ne montre que cela : sur les traces de Levi, c’est aux traces du communisme que la caméra se heurte. Elles envahissent le paysage, des grandioses statues des héros du socialisme, sur lesquelles la caméra s’attarde fréquemment et longuement, comme pour les interroger, à l’architecture même, majestueuse, carrée, glorificatrice. Elles imprègnent les discours, les récits des habitants interrogés en cours de route, qu’ils condamnent le passé ou en aient la nostalgie, qu’ils manipulent la vérité, qu’ils se cachent de la caméra par peur de représailles du régime, ou s’expriment ouvertement. Elles imprègnent les images enfin : images d’archive documentaires (la révolte populaire après la mort du musicien Igor Bilozir à Lvov en Ukraine), films de propagande soviétique (sorte de « spot publicitaire » à la gloire de Nowa Huta, ville nouvelle vitrine du communisme, construite par les travailleurs socialistes en Pologne). La grande force du film est de multiplier les régimes d’images et de discours : car les images et les discours, matériaux de l’investigation pour qui cherche la vérité dans les traces, sont aussi les véhicules les plus puissants de la rhétorique dans le mauvais sens du terme, les outils de la manipulation. L’on ne peut s’empêcher de penser aux célèbres propos de Jacques Rivette dans les Cahiers du cinéma, lorsque la sortie d’Hiroshima mon amour en 1959 relança le débat initié par Nuit et brouillard : que peut-on montrer au cinéma ? Comment utiliser les documents ? Pour le critique, Resnais dépassait « ce stade premier de la facilité qu’il y a d’utiliser des documents », car il incluait dans le mouvement même de son film un questionnement sur ces documents, leur utilisation, leur manipulation, leur capacité à dire la vérité. Cette dimension auto-réflexive est au cœur du film de Ferrario. Deux exemples suffiront. Lors de la séquence sur la Pologne, est inséré un extrait de L’Homme de marbre, d’Andrzej Wajda (interviewé peu après) : ce film, qui raconte lui-même la venue à Nowa Huta d’Agnieszka, afin d’y tourner un film sur Mateusz Birkut, un stakhanoviste des années 1950, est déjà une interrogation sur la propagande, sur les images, sur le cinéma lui-même. L’effet de mise en abîme est fortement significatif. Plus loin, dans la séquence tournée en Biélorussie, le réalisateur s’amuse à monter ensemble les propos du directeur d’une organisation agricole de Staryje Doroghi sur des images d’un film de propagande soviétique à la gloire des kolkhozes, ou inversement, à unir les intertitres de ce film sur des images de l’organisation actuelle. Le montage se veut démystificateur, il traque le mensonge présent en le mettant en regard d’une manipulation passée. Mais l’humour avec lequel l’équipe de tournage se met elle-même en scène – l’épisode est tourné comme une sorte d’épopée comique – est le signe d’une prise de distance par rapport à son propre travail. Le montage se veut ici démystification, mais le réalisateur sait aussi – et le « dit » – qu’il est par essence manipulation. C’est grâce à cette distance critique que le film-documentaire atteint, nous semble-t-il, une grande justesse de ton.
Le tableau que le film dresse de l’Europe est sans concession. On peut d’ailleurs lui reprocher d’être un peu simplificateur dans son pessimisme et dans sa représentation un peu unilatérale de l’Europe de l’est. Le Voyage de Primo Levi ne s’ouvre pas sur des images d’Auschwitz, mais de Ground Zero, à New York. Plus loin, ce sera Tchernobyl. Plus loin encore, les mouvements néo-nazis. Et puis l’exil des populations au chômage, les délocalisations. La vision n’est pas manichéenne : le passé communiste est dénoncé, mais l’on entendra aussi une habitante de Moldavie regretter l’ancien temps, quand au moins l’État lui donnait du travail. En Roumanie, une employée dans une entreprise italienne, reconnaît qu’au moins elle a du travail… mais grâce aux clients étrangers : ce n’est pas la population locale qui pourrait acheter les sacs italiens. Etc.
Néanmoins, ce pessimisme a la pudeur d’éviter tout apitoiement, toute complaisance dans la noirceur. Le rythme enlevé du film, road-movie rythmé par les mots de Primo Levi et les images de la route parcourue, la musique, parfois triste mais aussi gaie, rend honneur au ton du livre de Levi, lui aussi non dénué d’humour. Le film retrouve aussi, dans les innombrables gros plans sur les visages des personnes rencontrées, tels ces hommes de la cantine des retraités de Nowa Huta, dans l’attention extrême portée aux êtres humains croisés en route, le sentiment de profonde humanité qui se dégage aussi de l’œuvre de Levi, un amour de l’homme qui justifie le désarroi, l’incompréhension, face à la route prise par l’humanité. Le passé et le présent, sources de ce constat pessimiste, montrent pourtant des hommes et des femmes qui ont toujours refusé de baisser les bras et revendiquer, par le simple fait de vivre, leur espérance. Au milieu du film, Umberto Orsini, le narrateur, lit cette phrase de Levi : « Sur cette terre existent aube, forêts, cieux étoilés, visages d’amis, mais elle est gouvernée par une force, non invincible, mais perverse, qui préfère le désordre à l’ordre, le mélange à la pureté, l’enchevêtrement au parallélisme, la rouille au fer et la stupidité à la raison. Il nous semble que le monde avance vers une ruine certaine et nous nous limitons à espérer que la marche sera lente. »