Avec Le Voyage du directeur des ressources humaines, adaptation du roman de A.B. Yehosua, triplement récompensé aux Israeli Academy Awards et Prix du Public à Locarno, Eran Riklis s’éloigne des sujets politiques qu’il avait traités dans Les Citronniers (2007) et La Fiancée syrienne (2004). Road movie centré sur le parcours initiatique d’un homme, le film souffre de certains stéréotypes et d’une certaine naïveté. Mais grâce à la consistance des personnages, à l’équilibre trouvé entre gravité et légèreté, entre comique et émotion, on suit sans peine le périple à travers la Roumanie glaciale que le film raconte.
À Jérusalem, une employée roumaine travaillant dans une grande boulangerie a été tuée dans un attentat suicide. Son DRH ne s’est pas rendu compte de son absence et pour cause, il était à peine au courant de son existence. Attaqué par un journal dénonçant une gestion du personnel inhumaine, le DRH est sommé par ses supérieurs de rapatrier le corps de la défunte en Roumanie pour sauver l’honneur de la boulangerie. Le titre du roman adapté, les plans d’ouverture (montrant le travail à la chaîne pour fabriquer le pain) et le début du récit suggèrent que le film traitera du monde de l’entreprise, de son inhumanité. Le DRH n’a pas de prénom, comme s’il n’avait d’existence que professionnelle. Pour autant, c’est bien en tant qu’individu qu’il est au centre du film, non uniquement en tant que DRH. À partir du moment où nous quittons Jérusalem pour les routes vers la Roumanie, le monde de l’entreprise laisse place à une petite communauté humaine (le DRH, le fils de la défunte, un journaliste, une consule, un chauffeur), flanquée d’un encombrant cercueil et dont on suit les péripéties. À travers ces dernières et au contact des autres, c’est surtout l’évolution intérieure du DRH qui guide le film.
Ce road movie obéit aux codes du genre, et l’on peut regretter certains stéréotypes. L’évolution du protagoniste est attendue. Que peut-il arriver d’autre à un homme peu altruiste se trouvant embarqué à contre cœur dans une mission, que d’apprendre, au fil d’aventures, à s’ouvrir à ceux qui l’entourent, à se laisser aller aux émotions, à découvrir en lui un fond d’humanité ? C’est bien ce trajet là qu’accomplit ici le DRH. Ses relations familiales sont aussi peu satisfaisantes que ses relations professionnelles. Il vient de se séparer de sa femme et de sa fille, et s’il reste proche de cette dernière, on sent le poids des reproches et des remords qui pèsent sur ces trois personnages. Le voyage en Roumanie le contrarie d’autant plus qu’il promet à sa fille de revenir à temps pour l’accompagner en excursion scolaire. On le devine, cela ne sera pas si simple. Outre les incontournables contretemps que subit le convoi (arrestation par la police, maladie…), le DRH doit composer avec les personnalités de ceux qui l’entourent. Supporter la présence du journaliste fouineur embarqué dans l’expédition pour faire un reportage, la révolte incessante du fils adolescent de la défunte, l’excentricité de la consule. D’une contrariété à l’autre, le protagoniste apprend à vivre avec autrui, à l’aimer, et à s’aimer lui-même. Un schéma plutôt convenu donc, et dont le fond peut apparaître un peu naïf, un peu simpliste. Le cinéaste s’en sort pourtant plutôt bien, notamment grâce au charisme de chacun de ses personnages.
Comme dans Les Citronniers ou La Fiancée syrienne, les personnages d’Eran Riklis, pour être un peu trop emblématiques, sont consistants. Le DRH est subtilement interprété par Mark Ivanir (souvent acteur de films hollywoodiens). Nous restons proches de ce personnage qui se révèle assez vite émouvant. Son ambigüité, surtout, intéresse. Ses motivations pour mener sa mission jusqu’au bout restent sujettes au questionnement tant elles semblent multiples. Obéir à ses supérieurs, réparer l’honneur de sa boulangerie, se racheter personnellement vis à vis de son ancienne employée, prouver aux autres (notamment à sa fille) et à lui-même qu’il a du cœur, venir en aide au fils de la défunte, ou simplement aller au bout de ce qu’il a entrepris… tout cela pourrait bien se mêler dans l’univers intime du protagoniste, qui s’en trouve enrichi. Le journaliste, autant exaspérant que sympathique, et la consule à moitié folle, prennent en charge une part de la dimension comique du film. L’évolution du garçon, comme celle du DRH, est assez stéréotypée. Au départ irritant adolescent (dont l’agressivité est telle qu’elle le rend comique), il devient émouvant orphelin qui, au fil de tensions et d’épreuves traversées en commun, finit par s’attacher au DRH qui se trouve dans la même disposition que lui. Si ce cliché dérange, on tend à passer outre parce que les personnages sont suffisamment attachants.
C’est également en préservant une part de leur mystère qu’Eran Riklis rend consistants ses personnages principaux, mais aussi ceux qui n’apparaissent que le temps d’une scène. Il nous en dit notamment peu sur leur passé. Qu’est-il arrivé pour que la famille du DRH vole en éclat ? D’où vient l’immense détresse que l’on sent chez l’ex-mari de la défunte ? Et chez son ex-amant ? Quelle enfance a vécue leur fils pour détester autant les autres ? Qui était cette Roumaine ? En laissant ces questions ouvertes, le cinéaste donne du poids à tous les êtres traversant son récit. Les Citronniers et La Fiancée syrienne avaient pour protagonistes des femmes fortes et charismatiques. On retrouve bien ici avec la Roumaine décédée qui, en immigrant, s’était battue pour une vie meilleure, la figure du courage féminin, dont l’ampleur est d’autant plus grande qu’elle accompagne les personnages partout tout en n’existant plus.