Depuis l’intérieur d’un tank israélien, Samuel Maoz cherche à montrer la réalité de la guerre du Liban qu’il a lui-même vécue en tant qu’artilleur. Prisonnier d’un huis clos éprouvant, le spectateur se voit sommé de se mettre dans la peau du soldat. Plébiscité à la Mostra de Venise où il a reçu le Lion d’or, le film agace pourtant par ses déploiements démesurés de pathos.
La seconde guerre du Liban, en 2006, fut pour Samuel Maoz l’élément déclencheur de l’écriture d’un scénario sur une expérience traumatique de son existence. Enrôlé vingt-cinq ans plus tôt dans par Tsahal, il a participé au précédent conflit israélo-libanais. Ces deux décennies on été selon lui nécessaires pour trouver la bonne distance entre le récit qu’il voulait faire de sa propre expérience et la forme cinématographique que celui-ci devait adopter. Persuadé qu’il est impossible de se représenter ce qu’est la guerre à moins d’en éprouver l’inconfort, il enferma son jeune acteur Yoav Donat des heures durant dans un caisson en acier obscur et surchauffé, donnant des coups sur la carlingue pour reproduire les effets sonores qu’il avait lui-même ressentis.
C’est cette démarche qui l’a poussé à choisir pour son film un dispositif qui consiste à immerger le spectateur, pendant toute la durée du récit, dans l’espace cloisonné d’un tank semblable à celui dans lequel il était lui-même artilleur au front. Dans le but de « créer une forme qui puisse faire ressentir l’expérience de la guerre », selon ses propos, le cinéaste inflige à son public l’enfermement dans ce lieu confiné, dont il observe les moindres détails. Superficiellement, d’une part, la caméra, glissant le long des parois d’acier, cherche à ausculter la surface du tank, à produire des effets de matière en scrutant les étendues humides, d’aspect jaunâtre ou marron, cherchant à faire apparaître la cellule comme un organisme vivant, purulent. Dans l’intimité des protagonistes, ensuite. Le huis-clos a vocation à représenter un microcosme propice à faire partager le drame des passions qui se nouent au combat : la promiscuité, la peur, l’incompréhension, etc.
La vue de l’extérieur du tank est livrée à travers l’œilleton du viseur donc toujours par le truchement du regard de l’artilleur. Le bruit du viseur qui se déplace et la cible visible dans l’image insistent lourdement sur l’idée, au demeurant peu subtile, qu’à la guerre, on tue. Les images de la réalité du conflit que nous entrapercevons se veulent être autant de chocs, visuels ou auditifs, qui font irruption, sans préavis, et que le spectateur est sommé d’appréhender passivement. Elles sont autant de visions éculées, délibérément apocalyptiques, de la guerre : un âne éviscéré, un soldat qui vomit, des civils qui crient, des maisons détruites, une famille prise en otage par des hommes armés. La caméra tremble sous les chocs et chaos subis par le tank. À plein volume, des explosions, cris, sirènes, ou encore le fracas de la ferraille, surgissent inopinément, dans le but de nous faire sursauter sur notre siège.
Dans la première séquence du film, le char d’assaut se laisse prendre dans un traquenard, et finit perdu dans un champ de tournesols, dénué de tout point de repère fiable. Les soldats ne savent plus où ils sont, ni comment retrouver le bon chemin. Cette situation semble au bout du compte s’appliquer à la position du spectateur, que le film cherche à désorienter en lui imposant une série d’assauts sensitifs. La victime de l’embuscade, c’est d’abord le spectateur.
Mais à quoi bon utiliser un tel dispositif ? Placer le spectateur dans la peau d’un tueur, est une idée vieille comme le jeu vidéo à la première personne. Depuis Doom, au moins, on tue en vue subjective. La lumière verdâtre hyper-léchée oscille entre l’esthétique de Matrix et celle d’un Jean-Pierre Jeunet au meilleur de sa forme. La ringardise des effets visuels est à l’avenant, mêlant travellings compensés, vision de balle au ralenti, très gros plan sur l’œil qui vise avant de tirer. Maoz se cantonne à nous livrer de la guerre des affects, bruts, immédiats. De là à penser que c’est aborder le conflit par le petit bout de la lorgnette, il n’y a qu’un pas.
On peut, en effet se demander quel intérêt présente cette volonté de faire ressentir au spectateur le choc d’une expérience qu’il n’a pas vécu. Faut-il vraiment éprouver la douleur d’être violé, de perdre un enfant, pour comprendre la portée d’un traumatisme ? C’est un leurre de croire que l’expression artistique doit produire le même effet que l’expérience vécue, que pour toucher à l’émotion, il faut la recréer telle quelle. De même, il est totalement illusoire de penser que relater un événement traumatique que l’on a vécu suffit à conférer à ce témoignage une valeur artistique.
On a tout au long du film la pénible impression que si le cinéaste avait pu tourner son film en odorama pour nous faire subir la puanteur de la guerre, ou s’il avait pu nous infliger des coups pour nous faire ressentir la douleur, il aurait cru atteindre à davantage de vérité quant à son sujet. En cherchant ainsi des équivalents audiovisuels aux chocs ressentis lors du conflit, Maoz ne parvient qu’à banaliser la violence de la guerre, et manque son but en axant son récit précisément sur ce qui, intrinsèquement, n’est pas partageable. En nous livrant ce qu’il y a d’intime à son expérience du combat, il n’aboutit qu’à en produire une image obscène, confondant à tout instant la profondeur de son traumatisme personnel avec la puissance du choc qu’il doit imposer au spectateur. On reste interdit, par exemple, par la séquence navrante dans laquelle le protagoniste raconte à ses compagnons d’armes un souvenir érotico-morbide.
Et puis, il faut le voir pour le croire, mais Maoz nous refait le coup du « travelling de Kapo ». Dans un village, une famille libanaise est attaquée par des hommes armés. La jeune mère rescapée du massacre s’enfuit de sa maison assaillie, pleure en errant dans les rues en flammes. Sa robe, soudain prend feu, et un soldat la lui arrache. Puis, pendant d’interminables secondes, la caméra accompagne les mouvements désordonnés de cette femme qui s’évertue à cacher sa nudité. Jacques Rivette, dans sa critique du film Kapo de Gillo Pontecorvo pour les Cahiers du cinéma, fustigeait l’attitude du cinéaste qui déclenche un travelling destiné à recadrer le corps de la jeune femme juive qui vient de mourir sur la clôture électrifiée qui borde le camp de concentration dont elle est prisonnière. On ne peut s’empêcher de penser, en voyant le mouvement de caméra qui traque la victime nue de Lebanon, au titre que Rivette avait donné à son article insistant sur le voyeurisme de mauvais aloi et sur le pathos dénué de toute morale : de l’abjection. Mais plutôt que de gloser sans fin, il conviendra d’oublier bien vite ce film déplaisant, en attendant, sur le même sujet, la sortie en DVD du bien plus subtil Z32 d’Avi Mograbi.