« Je te prépare un beau plan large, Philippe » : le jeune homme qui s’adresse ainsi au cadreur en courant se placer loin de la caméra n’est pas le réalisateur de Z32, mais bien son personnage, un ancien soldat, qui retourne en compagnie d’Avi Mograbi sur les lieux qui furent le théâtre du crime de guerre auquel il a participé. En revenant sur les souvenirs d’un soldat israélien ayant participé à un massacre, Avi Mograbi interroge les différents dispositifs documentaires ainsi que sa propre place de filmeur.
Utiliser le lieu du passé comme principe du surgissement de la mémoire, comme déclencheur du témoignage, voilà qui nous renvoie bien entendu à d’autres films visant à provoquer et recueillir la parole des acteurs de faits passés (S‑21 de Rithy Panh, en 2004, notamment). Mais, la reconstitution ne représente ici qu’une facette du récit qui se déplie aussi lors de classiques interviews ainsi qu’à travers des séquences tournées par l’ancien soldat lui-même. Le cinéaste lui a en effet prêté une caméra en lui demandant de se filmer en conversation avec sa petite amie. Lors de ces échanges, l’homme n’avoue rien qu’il n’ait jamais dit, mais questionne le jugement que la jeune femme porte sur ses agissements. Si l’ancien soldat semble prendre en charge la façon dont il apparaît dans le cadre, c’est peut-être parce que Mograbi lui a confié, d’une certaine manière, une part de la mise en scène de sa confession. Ainsi, l’évocation du souvenir du soldat change-t-elle de lieu, de destinataire et d’objet au cours du film. Soumettre les aveux de ce dernier à trois dispositifs différents crée une impression de synthèse, de somme des possibles cinématographiques de la part d’un cinéaste qui aborde un sujet documentaire fréquemment et largement traité tout en contournant l’écueil de la redite.
Loin de faire surgir des émotions incontrôlables, loin d’accumuler minutieusement les détails, la multiplication des points de vue ne semble paradoxalement pas conduire à une compréhension approfondie des actes relatés. Bien que le film se présente comme une enquête sur des faits passés, la nature des événements ne nous est finalement que superficiellement dévoilée. Chaque récit, sans compléter le précédent, ne fait que répéter ce qui a déjà été dit. On n’identifiera aucun lieu, ni nom, ni date. Ni contexte politique, ni stratégie militaire. Que retient-on, pour finir, de ce qui a été raconté ? Le sentiment de puissance que confère l’acte de tuer, peut-être. La labilité de la frontière entre le meurtre et la besogne du soldat en temps de guerre, assurément. Le basculement d’un sentiment de légitimité à la prise de conscience d’avoir commis un meurtre, certes. Mais ce pourrait être n’importe quelle guerre, n’importe quel soldat, n’importe quel crime. Hors de tout particularisme, le ressassement dépassionné de ce récit le rend universel, en fait une sorte d’essence du crime de guerre.
Si l’ancien bourreau assume la reconstitution de son passé jusqu’à organiser la mise en scène de sa présence dans le champ, ceci exclut formellement son visage. En effet, par peur des représailles, il a exigé de figurer sans être identifiable et confie au cinéaste le soin de modeler son visage à ce désir de discrétion. Un flou classique ferait de cette confession une parole sans visage. Un bas sur la tête connoterait-il un peu trop le bandit de grand chemin ? Les expérimentations de Mograbi pour rendre le visage visible et méconnaissable tout à la fois se muent en réflexion sur ce qui définit, visuellement, une personne. Finalement, c’est une forme de masque réalisé en post-production qui recouvrira les traits du jeune homme, ménageant des trouées pour la bouche et les yeux. Il n’en fallait pas plus à Mograbi que ce masque de théâtre, pour passer irréversiblement de l’anonymat à l’universel, pour transposer un récit de fait de guerre sur le mode de la tragédie et pour se donner le rôle du chœur antique qui, entre les récits, commente en chantant la dramaturgie en train de s’échafauder. Mêlant ainsi la problématique figurative à la question morale, le cinéaste questionne l’humanité de son témoin. Est-ce une personne, celui dont nous ne voyons que les yeux et la bouche ? Celui qui confesse un crime en toute conscience, est-ce toujours une personne ? Un visage sans trait pour porter un récit désincarné.
Il n’en fallait pas plus pour passer du récit d’un crime particulier à l’analyse méthodologique des questions posées par un tel sujet. Juge et partie, donc, Mograbi interroge sans cesse le film qu’il est en train de faire, dépliant peu à peu un exemplaire Discours de la méthode. Mais en cinéaste malin, Mograbi avance lui aussi masqué, et poursuit un tout autre but que celui qu’il nous dévoile. Se donnant l’air de creuser les raisons qui conduisent un soldat à assassiner, il déplace en fait la question, il met en abyme son sujet. Convoquer la parole selon plusieurs dispositifs, face à plusieurs témoins, en plusieurs lieux, c’est avant tout questionner le statut du dépositaire de cette parole. Il utilise la mise en avant du processus de fabrication des images du film pour interroger la nature de la parole recueillie. Surtout, la place du cinéaste dans la mise en scène du repentir est mise en question. L’inversion des rôles est réciproque, car si l’ex-soldat contribue à la mise en scène, Mograbi, lui, participe à l’effort de culpabilité et fait son examen de conscience. Il n’est pas anodin que certaines séquences d’interview aient lieu dans le salon du cinéaste qui, en prenant un espace aussi intime comme site de tournage fait de ce film, à proprement parler, une affaire personnelle.
Et ce notamment en invitant sa famille à participer à la mise en scène de ses réticences quant à son projet. Son fils accompagne au piano les chansons qui ponctuent le film, tandis que sa femme, qui ne fait que passer furtivement dans le champ, revêt dans les textes chantés par son mari le rôle de mauvaise conscience. « Ma femme dit/ Il se lave à ton regard. Tu t’en tires avec encore un film percutant », peut-on entendre dans l’une des chansons. Les prétendues réticences de Madame Mograbi sur le film de son époux font écho à l’exercice auquel le soldat demande à sa compagne de se plier lorsqu’il la pousse à raconter les actes qu’elle le sait avoir commis. Les incertitudes du cinéaste et de la jeune femme quant à la légitimité d’écouter, de comprendre, de pardonner ce crime mettent en question la position du spectateur, témoin attentif de cette confession repentante. Que faisons nous de nos bourreaux, et quelle place avons-nous à leur réserver dans l’espèce humaine ? Accepter cette parole, est-ce nécessairement déshumaniser ou absoudre son auteur ? Dans une civilisation où le devoir de mémoire fait loi, comment se souvenir des crimes du point de vue des assassins ? Avi Mograbi joue à cache-cache avec ses propres intentions pour mieux dévoiler ses doutes : « Oy, je cache un meurtrier. Je le cache dans mon film. » Au lieu de travailler au dévoilement attendu des raisons qui peuvent pousser un homme au crime de guerre, oscillant entre culpabilité et bonne conscience du bourreau et des témoins, Avi Mograbi se livre, dans Z32, à un jeu de masque.