Le patronage sous lequel se place L’Empire de la perfection n’est pas des moindres : d’abord Jean-Luc Godard en ouverture (« le cinéma ment, pas le sport »), puis Chris Marker (« quand on regarde un match de tennis, on ne sait jamais vraiment ce que l’on regarde », qui reprend le fameux « on ne sait jamais vraiment ce qu’on filme » du Fond de l’air est rouge), enfin Serge Daney, cité explicitement dans une phrase qui fait se rejoindre le cinéma et le tennis à travers une essence commune, l’invention du temps. Toutes ces figures magistrales ne font pas, pour autant, du film de Julien Faraut, un sommet théorique indigeste. Au contraire, le film garde une étonnante limpidité, digressant avec aisance le long de sa forme spiralée partie de John McEnroe pour revenir vers lui en ayant, entre temps, décomposé les mouvements, diffracté le temps et exploré la psyché. S’il est incontestablement le sujet du film, la star américaine est moins prise comme un objet d’étude en soi que comme un épicentre autour duquel tout gravite (et la configuration du stade de Roland-Garros, dont les tribunes bondées à ciel ouvert encerclent le terrain en terre battue rouge en contre-bas renvoie à cette impression tellurique, celle provenant directement d’un cratère).
En cela, L’Empire de la perfection est une œuvre parente du film de Philippe Pareno et Douglas Gordon, Zidane, un portrait du XXIe siècle dans lequel les deux vidéastes avaient isolé le footballeur français pendant un match entier en le scrutant dans tous les angles à l’aide de dix-sept caméras numériques. Et de Zidane à McEnroe, les effigies se confondent : même nervosité, même instabilité, même génie du geste, même sensation vertigineuse d’un homme capable d’arrêter le temps. Comme accablé par le dispositif braqué sur lui – il était parfaitement complice de l’expérience – le joueur du Real Madrid mettait littéralement le point de montage final du film en se faisant expulser après de nombreux sautes d’humeur. Le rapport entre le tennisman américain et les caméras qui l’observent en continue sur le court est diamétralement opposé : elles l’épient sans son consentement et à plusieurs reprises, McEnroe se sent envahi, débordé par ces ennemis trop visibles – un plan le montre particulièrement anxieux au moment de poser pour une photo de famille, gêné physiquement par l’objectif qui cherche à figer son image que lui-même n’arrive pas à maîtriser. Alors, souvent il craque, s’en prend à l’arbitre, demande qu’on coupe les caméras, hurle « shut up » dans le micro du stade et refuse de reprendre le match. Lui aussi, d’une certaine façon, arrête la machine infernale du temps, mieux, décide du moment de sa reprise et du rythme. Mais, la condition de McEnroe face à celle de Zidane est tragique. Si le second peut sortir du terrain pour mettre un terme au film, le sport continue, sans lui. A l’inverse, le joueur de tennis est piégé, il peut à sa guise ralentir ou accélérer, il ne peut pas s’échapper, condamné à faire face, encaisser et résister, coûte que coûte.
Créateur et créature
C’est cette angoisse que le film tente de décortiquer, de lui donner un sens. Par instant, McEnroe semble se transformer en taureau inquiet : il ne reste plus en place, gratte la terre avec ses pieds, regarde partout où pourrait se trouver le toréador. Faraut lie les destins entre la proie et son bourreau, de les faire enfin dialoguer, eux qui se ressemble tant. Avant d’être un documentaire sur l’une des plus grandes stars de l’histoire du tennis, L’Empire de la perfection est un hommage vibrant à un cinéaste ignoré. Monté presque uniquement avec des rushs non utilisés d’un film d’instruction réalisé par Gil de Kermadec sur le parcours de l’américain lors de la quinzaine de Roland-Garros 1984, il s’attache à déceler ce qui y « fait cinéma » et qui rejoint indéniablement ce qui « fait tennis » : le choix des angles, l’obsession du mouvement, la maîtrise de l’espace. Planqués dans le box pour les photographes au bord du terrain ou au milieu du public, les cadreurs dirigés par de Kermadec se font les plus discrets possibles, leurs images atteignent pourtant une intimité impressionnante avec la star, considérant les nombreux regards caméra qui se sont imprimés sur les bandes. Une relation perverse réalisateur-acteur ou créateur-créature se forme : McEnroe simule ou déblatère, son existence sur le court semble être conditionnée à une théâtralité, une représentation spectaculaire de tous les instants. Le joueur se jette à terre, pleure, crie de joie, le mélodrame est permanent et, si en off la voix d’un psychologue du sport nous explique qu’il se nourrit de cette adversité feinte, on ne peut s’empêcher de penser qu’inconsciemment, il joue pour plaire aux caméra de ce cinéaste inconnu, pour qu’enfin il cesse de le torturer. L’empire de la perfection, c’est tout autant McEnroe que Kermadec, deux artistes rongés par leur exigence et leur méticulosité.
Malgré son apparence rapiécée et impénétrable, le film fait preuve d’un ludisme singulier comme si jamais il n’oubliait la nature première des archives qu’il tisse les unes aux autres : ni des images de cinéma ou de télévision, ni des images amateurs mais des captations à vocation pédagogique. Rendre visible ce que l’œil ne peut pas voir, rendre intelligible ce que le cerveau ne peut assimiler. A la manie de Kermadec pour la décomposition du mouvement – la voix d’Amalric rappelle alors, malicieusement, que le complexe de Roland-Garros est construit sur les ruines de la Station physiologique du Parc des Princes où étudiait Étienne-Jules Marey – Faraut répond en multipliant les angles de vues de chaque action de McEnroe. D’en bas, depuis les tribunes, de face, parfois en split screen, parfois superposés, l’image est fractionnée, déconstruite. Le temps se répète ou se dilate. Les indiscrétions entre le joueur et les arbitres, dérobées par la perche son, témoignent d’un comique de situation et de gesticulation irrésistible qui rappelle immédiatement les grands burlesques. La musique psychédélique et électrique embrase des séquences entières et donne l’impression de transcender la hargne et le tempérament bad boy de McEnroe. Intertextualité étourdissante d’un film d’archives qui semble agir directement sur les traces du passé qu’il agence. La dramaturgie exceptionnelle de la finale opposant l’Américain au Tchécoslovaque Ivan Lendl qui vient clore le film sonne comme une sentence, un retour du tragique et de l’injustice inexorable. La recherche malade du geste imparable et de la maîtrise du temps, toute l’ambition totalisante de L’Empire de la perfection s’écroule, contredite par l’implacable réel. Vraiment ? Le cinéma ment, pas le sport.