En tant que film d’archives, Le fond de l’air est rouge de Chris Marker semble parfois indépassable tant il arrive à réorganiser lyriquement les images du passé pour raconter l’Histoire (la période 1967 – 1977) tout en étant traversé par une interrogation sur le statut de l’archive et, plus encore, sur le geste de leur reprise.
Un film, parfois, en illumine violemment un autre. Ce fut le cas, pour moi, d’Apocalypse d’Isabelle Clarke (diffusé en septembre 2009 sur France 2) et du Fond de l’air est rouge de Chris Marker. Documentaire d’archives, Apocalypse donne ainsi envie de se replonger dans les enseignements de cette autre « fresque historique » qu’est Le fond de l’air est rouge de Chris Marker. Une (petite) polémique avait entouré Apocalypse pour lequel des images d’archive avaient été « remasterisées », colorisées et sonorisées. On les a unifiées pour nous les rendre plus belles et spectaculaires, moyen privilégié selon la production et France 2 d’une transmission de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. L’argument publicitaire du film : « la guerre comme on ne l’avait jamais vue » (!). Georges Didi-Huberman a bien résumé l’impasse d’un tel procédé et se demandait si ces archives le film nous les rendait « regardables, lisibles, pensables, compréhensibles pour autant ? » Le fond de l’air est rouge est le film qui, il y a trente ans, a anticipé le contre-pied d’Apocalypse. Le fond de l’air est rouge est un film qui ne base jamais sa beauté sur celle des images, utilise un commentaire qui questionne plus qu’il n’assène, joue la confrontation des archives plutôt que leur unification et revendique l’impureté de son corpus, ses raccourcis et ses lacunes. Et pourtant un savoir, une expérience passe là qui paraît plus dense et tranchante que dans le film de France 2. Étudier quelques constructions du Fond de l’air est rouge c’est entrevoir la puissance du cinéma face à l’histoire quand il ne prend pas des airs de grand narrateur omniscient.
Intention
Pour résumer le projet du Fond de l’air est rouge, on peut laisser sans difficultés la parole à Chris Marker, à son écriture toujours précise et littéraire :
« Qu’est ce qu’elles ont en commun, ces images qui traînent au fond de nos boîtes après chaque film terminé, ces séquences montées qui à un certain moment disparaissent du montage, ces “chutes”, ces “non utilisées” (NU dans le code des monteurs) ? C’était le premier projet de ce film : interroger en quelque sorte, autour d’un thème précis (l’évolution de la problématique politique autour des années 1967/70), notre refoulé en images. Depuis, une autre forme de refoulé m’a été proposée par le hasard d’une coproduction télévisée. Des images utilisées, montées et émises – mais télévisuelles, c’est à dire immédiatement absorbées par les sables mouvants par lesquels s’édifient ces empires : balayage de l’événement par un autre, substitutions du rêvé au perçu, et chute finale dans l’immémoire collective. Il était tentant de faire agir l’une sur l’autre ces deux séries de refoulés, d’y chercher un éclairage de chacune par l’autre […] »
Transparaît dans cette note d’intention ce qui fera le ton du film, cette heuristique, cette nécessité de l’expérimentation, de lire les images à la lumière du montage.
Un éclatement fluide
Schématiquement on peut différencier les images utilisées dans Le fond de l’air est rouge ainsi :
— Des images non diffusées.
— Des images diffusées, empruntées à certains reportages ou à des films militants.
— Des images empruntées à des films antérieurs de Chris Marker dont Olympia 52, À bientôt j’espère et La Sixième Face du Pentagone, ce qui fait du Fond de l’air est rouge aussi un autoportrait et une autosynthèse.
— Des images de films de fiction dont, de manière récurrente, Le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein.
L’éclatement de ce corpus, Chris Marker ne cherche jamais à l’estomper. Le film joue au contraire les ruptures visuelles, entre couleurs, textures et mouvements d’images, comme en témoigne le générique qui, sur l’hymne composé par Luciano Berio, alterne images rougeoyantes du Cuirassé Potemkine avec de courts plans des luttes contemporaines. Et pourtant Chris Marker joue avec un montage-motif : les poings serrés, les cortèges, les protestations du film d’Eisenstein riment avec ceux des images sixties et seventies. La discontinuité visuelle des images est ainsi toujours contrebalancée par des motifs qui agissent d’images en images comme des sutures. Le film développera sur trois heures ce mélange d’éclatement et de fluidité. L’exemple du premier chapitre qui s’intitule « Du Viet-Nâm à la mort du Che » est révélateur de cette forme. Le chapitre fait se succéder les grands thèmes suivants :
— La Guerre du Viêt-Nam : cristallisation des conflits.
— Les grèves de 1967 en France et le réveil des étudiants en Allemagne.
— « La révolution dans la révolution » et la théorie du foyer : Fidel Castro et le Che.
— Vie et mort du Che en Bolivie.
Il y a toujours entre ces thèmes un motif qui sert de lien. Et ces liens-motifs prennent d’autant plus d’importance que les images sont disparates visuellement. Ce n’est que dans l’éclatement qu’ils peuvent briller. Ces motifs nous disent comment le film avance, avec ses partis pris, ses propres associations et sa subjectivité. Pol Cèbe est par exemple le personnage qui fait la suture dans la narration du film entre le Viêt-Nam et les conflits sociaux en France en 1967, quand le militant révèle que c’est dans l’expérience de la Guerre d’Indochine qu’il fait la rencontre de militants, qu’il découvre l’engagement politique et le communisme. Aucune logique historique n’implique la confrontation de deux événements indépendants (le Viêt-Nam et la grève), certes liés dans l’histoire personnelle de Pol Cèbe mais qu’aucun livre d’histoire ne ferait se succéder de manière si franche. C’est précisément dans la juxtaposition, dans l’écart apparent de ces deux événements que se déploie Le fond de l’air est rouge. Car ce que véhicule, ce que laisse à penser le film, est la manière dont le monde est traversé à cette époque par la même onde de choc, une même résonance, cette croyance nouvelle dans le renversement des rapports de domination.
Le film avance ainsi en traitant dans un même mouvement l’événement historique et son écho local ou personnel, en oscillant entre la rue et les conflits géopolitiques. Le film manie ainsi à la fois le détail pragmatique et les enjeux mondiaux. Marker est capable de détailler slogans, graffitis et pancartes, les nouvelles protections de la police nationale et plus tard de parler des scissions de la gauche Vénézuelienne. Marker oscille donc entre une macro-vision et une micro-vision, comme si le film effectuait un mouvement régulier de zoom et de dézoom. Ce mouvement entre le grand et le petit, l’ensemble et le détail, est comme évoqué par ces caméras aériennes qui scrutent les foules d’en haut pour se trouver bousculées plus tard « au ras de l’action ». Cette oscillation se retrouve dans l’alternance entre séquences très longues, comme une attention soudaine à un moment très précis (exemple de ce pilote de chasse qui ouvre la séquence du Viêt-Nam, ou de l’opposition de victimes de Minamata lors de l’assemblée générale de la société Shiso qui a déversé du mercure dans les eaux japonaises) et des plans très courts, montés à une cadence élevée pour signifier, entre autres, l’extension du combat dans différents endroits du monde.
Le passage d’un chapitre à un autre, d’une séquence à une autre se fait donc régulièrement autour de quelque chose qui fait lien. À l’extrême fin de ce premier chapitre, Che Guevara est mort et le spectateur retrouve le portrait du leader cubain sur les pancartes des jeunes manifestants européens : fin de la première partie du film qui annonce l’épisode de mai 68. Le Che, devenu icône, est le motif qui fait la transition entre l’épisode sud-américain du film et l’agitation des rues parisiennes. Autre exemple, l’un des plus efficaces, lorsque Marker confronte les images de la libération à Prague et celle de la fin de son Printemps. C’est le char avançant dans les rues qui fait motif et qui lie 1945 à 1968. Les chars russes de 1945 expliquent ceux de 68. Il y a là certes un procédé très direct mais qui en même temps relève d’une dialectique plus complexe, annonçant qu’il faut, pour comprendre les images de 1968, déjà comprendre celles de 1945. Le montage complexifie l’archive au lieu de se baser simplement sur « ce que ça montre ». Quelque chose de l’histoire, tortueuse et complexe, est passé ici par le montage.
Parler d’un lointain des images
On le sait, Marker est un artiste de la voix-off dont les qualités littéraires sont inestimables. Michel Chion rappelle que la réussite de La Jetée tenait déjà dans la maîtrise du verbe associé à l’image (Le Complexe de Cyrano). L’écoute du Fond de l’air est rouge révèle des fulgurances littéraires et poétiques, mais aussi une polyphonie. En effet, beaucoup de voix nous parlent. Entre la vingt-sixième et la trentième minute du film, pas moins de cinq timbres de voix différents se succèdent. Ces voix dialoguent, se complètent, apportent des précisions singulières, se répondent. Le film donne en fait l’impression d’une histoire commune racontée d’une manière à la fois collective et individuelle. Pour résumer, les voix vont dans le même sens mais ne semblent jamais parler d’une seule et même Voix. Ce n’est pas un hasard si Marker a choisi des timbres de voix très marqués pour renforcer l’hétérogénéité de la voix-off parallèlement à l’hétérogénéité des images. L’effet produit va dans le sens de cet effet de circulation. Cette polyphonie rend compte d’un partage des images qui circulent entre plusieurs narrateurs. La force de cette polyphonie provient de l’impression que ce n’est pas un seul et même texte dit par des personnes différentes, mais que le texte est à chaque fois propre à la voix qui en est porteuse. L’image vue ferait à chaque fois retour de manière intime et singulière. Le commentaire chez Marker ne se veut donc jamais neutre. Il reste toujours incarné (même si on ne voit pas qui parle) au contraire des voix-off soit-disant objectives des reportages télévisuels. Il prend ici position, ce qui permet en retour au spectateur de ne pas être la dupe du film.
L’emploi du « je » est régulier et contribue à cette forte incarnation des textes. Il est impossible d’attribuer la première personne au réalisateur. Quand nous entendons « je me souviens de la solitude de Vilar », qui est le sujet de l’énonciation ? Est-ce Chris Marker, un personnage ou un narrateur fictif ? Il est impossible de trancher et c’est bien le caractère ouvert du texte et de son énonciation qui rend sa relation aux images passionnantes. La séquence qui clôture le film produit un effet saisissant quant à la question de l’énonciation :
« Imaginez maintenant que celui qui a fait ce montage 1977 se voit soudain offrir l’occasion de regarder ces images après un long intervalle. Ce sera par exemple 1993, quinze ans après, l’espace d’une jeunesse […]. Ainsi notre auteur s’émerveillera des ressources de l’histoire qui a toujours plus d’imagination que nous. Il pensera à la fin du film tel qu’il l’avait conçu en dix neuf cent soixante dix sept quand il comparait le trafic d’armes des grandes puissances à ces sélectionneurs volants dont le travail est de limiter les populations de loups à un chiffre acceptable. Devinez qui elles arment aujourd’hui ? Une pensée consolante cependant : quinze ans après, il y avait toujours des loups. »
Le commentaire nous invite à imaginer quelque chose qui se réalise sous nos yeux. En cela il est performatif. Il réalise finalement le souhait qu’il énonce : ici, ce retour sur images du réalisateur quinze ans plus tard. Plus précisément, ce retour sur les images est donc avéré tout en restant dans une sphère imaginaire, au conditionnel. Pourquoi faut-il imaginer cette occasion offerte au réalisateur de regarder son montage ? Est-il mort ? Refuse-t-il de les regarder ? Ces interrogations attestent que l’utilisation du commentaire chez Marker est créateur de profondeur et d’un questionnement poétique au lieu d’enfermer les images dans une lecture unique.
L’objectif de ce final est bien sûr d’achever un peu plus l’éloignement des archives avec leur lecture immédiate, pour les mettre en question perpétuellement afin qu’elles restent ouvertes, toujours à penser et à repenser. Cette fin laisse en fait entendre que c’est le film dans son ensemble qui a vieilli, plus seulement les archives qui le constituent. Le film est lui-même pris dans la tourmente du temps et devenu une archive que son auteur se rêve à regarder quinze ans plus tard pour le placer dans une distance critique, dans « un Maintenant d’une connaissabilité déterminée » (Walter Benjamin). Une image documentaire n’est jamais un objet figé. Elle est à regarder à toutes les époques possibles comme le prône Le fond de l’air est rouge. « On ne sait jamais ce qu’on filme » dit à un moment le commentaire, façon de dire que ce n’est que dans les après-coups que les images prennent sens.