Une femme dangereuse, sorti en 1940, est l’un des très nombreux films de série B que Raoul Walsh réalisa à l’époque. Comme la plupart des productions du genre, il a les défauts de ses qualités : la liberté de ton laissée au cinéaste lui permet de mettre en scène un véritable « film noir social », mais le manque de moyens se fait cruellement sentir. Bien qu’assez inégal cinématographiquement, le film est intéressant à plus d’un titre, à commencer par sa distribution : Humphrey Bogart y interprète son dernier rôle en tant que personnage secondaire, avant de succéder au symbole du « dur » des années 1930, George Raft, ici héros de l’histoire. Enfin, il y a la délicieuse Ida Lupino, en femme fatale qui surclasse haut la main tous ses partenaires.
Raoul Walsh est sans doute l’un des cinéastes les plus prolifiques de l’âge d’or d’Hollywood. De 1912 à 1964, il réalisa plus de 130 films. C’est dire que dans l’ensemble de sa filmographie, on trouve autant de grandes œuvres marquantes que de productions très oubliables. Une femme dangereuse se situe dans un entre-deux assez déroutant. À l’époque, la Warner, spécialiste du genre, produisait en masse ce type de film, vite écrit, vite réalisé et vite oublié. Néanmoins, certains d’entre eux se démarquaient du lot par un souci de préoccupations sociales étonnantes, qui deviendront au fil du temps une des marques de fabrique d’un sous-genre : le film noir social.
Le titre original d’Une femme dangereuse reflète bien cette spécificité du film. They Drive by Night (« ils roulent la nuit ») raconte l’histoire de deux routiers, Paul et Joe, qui tentent désespérément de se trouver une place au soleil dans un monde de brutes : leurs patrons se posent en véritables escrocs esclavagistes, et les horaires de travail sont particulièrement éprouvants. Pendant les premières quarante minutes de film, Raoul Walsh s’attache au portrait de ces courageuses petites gens, qui, malgré la fatigue, la pauvreté, et les risques élevés d’accidents, continuent de s’accrocher à leur travail. Non pas par amour inconsidéré de leur métier, mais parce que le chômage qui les guette ne les encourage pas à se révolter contre leur condition.
Si l’atmosphère sombre et moite du film correspond bien alors à l’univers du film noir, la thématique ne pourrait en être, semble-t-il, plus éloignée. La mise en scène elle-même se met au service d’un point de vue profondément réaliste : une grande partie des scènes d’extérieur ont été tournées en décors naturels. Raoul Walsh travaille sur le positionnement des personnages à l’intérieur du cadre, sur la continuité fluide de l’enchaînement des plans, en évitant du même coup toute audace cinématographique. Car il ne s’agit pas alors de faire avancer l’action, mais de creuser au maximum la situation sociale des personnages. Ce choix a des effets pervers, puisqu’il force le cinéaste, pour respecter la durée « convenable » d’un film de série B (quatre-vingt dix minutes), à achever brusquement son histoire par un retournement de situation loufoque aboutissant à un improbable happy-end.
La seconde partie d’Une femme dangereuse est en effet un presque tout autre film, puisqu’elle introduit le « type » qui va définitivement nous faire basculer du côté du film noir : la femme fatale. Joe, le sympathique routier interprété par George Raft, est en effet l’objet d’un véritable harcélement sentimental de la part de la femme de son patron, la séduisante Lana. Comme toutes les vraies femmes fatales, Lana s’habille de façon provocante, s’est mariée par opportunisme, et ne supporte pas qu’on ne cède pas au moindre de ses caprices (le prototype de ce personnage étant celui de l’héroïne du Facteur sonne toujours deux fois). En rejetant ses avances parce qu’il ne supporte pas l’idée de l’adultère, Joe conduit Lana à révéler sa nature profonde de « mauvaise fille » : il la pousse, involontairement, à se débarrasser d’un mari trop encombrant.
Raoul Walsh aurait pu se contenter d’une utilisation très stéréotypée de ce personnage. C’est pourtant grâce à Lana qu’Une femme dangereuse acquiert une véritable finesse de ton. Car la femme fatale n’est pas si amorale : l’acte criminel culpabilise Lana au point de la mener tout droit à sa punition : la folie. Deux gros plans magnifiques symbolisent cette évolution quasi inévitable : l’un voit Lana s’approcher de très près de la caméra dans un lent mouvement et arborer un sourire d’un cynisme absolu — c’est le temps de sa victoire sur les hommes ; l’autre, au moment du procès du crime, la montre démaquillée, mal coiffée, le regard fixe et hébété, murmurant des paroles incompréhensibles — c’est le temps de la folie. Une femme dangereuse doit beaucoup à l’interprétation sensible d’Ida Lupino, actrice longtemps oubliée, qui sait d’une simple expression de visage (comme lorsqu’elle fixe la porte à photosynthèse qui lui rappelle son meurtre) faire basculer son personnage de la certitude à la déraison.
Aussi mineur qu’il puisse paraître, Une femme dangereuse marque sans doute un tournant dans la carrière de Raoul Walsh. Son film suivant, High Sierra, le propulsera du statut de bon réalisateur de séries B encore limité aux techniques cinématographiques du muet au rang de ses confrères Michael Curtiz, John Ford ou Howard Hawks. Il y retrouvera d’ailleurs Humphrey Bogart, passé d’un rôle secondaire oubliable au rôle principal. Pour l’anecdote, George Raft avait refusé le rôle de High Sierra : il ne vit pas que Bogart allait définitivement le supplanter. Le film noir entre alors dans une toute autre époque : celle de son âge d’or.