Caméra d’or au dernier Festival de Cannes et primé à Sundance, le premier long-métrage de Benh Zeitlin fait montre d’un sacré savoir-faire et déborde d’une énergie relayée par les interprètes non-professionnels du film. Si la détermination de Benh Zeitlin et sa capacité à transformer contraintes de tournage et de production en un « pari de cinéma » prometteur forcent l’admiration, on peut en voir aussi, sur une heure et demie de film, les limites et une certaine forme de systématisme.
Tourné dans le Bayou de Louisiane, au moment même où, souvenez-vous, la plate-forme pétrolière BP explosait dans le golfe du Mexique et répandait une marée noire d’une ampleur tristement historique, Les Bêtes du Sud sauvage est marqué du sceau de la catastrophe. Le film en fait même un motif récurrent qu’il appelle de ses vœux, puisqu’il réutilise tous les compteurs du réchauffement climatique (fonte des glaciers, météo détraquée) et les ravages de l’ouragan Katrina pour faire basculer le récit dans une phase biblique. Le déluge annoncé provoque alors la libération des aurochs, animaux disparus de la surface du globe depuis le 17ème siècle, et symboles d’un naturel revenant au galop qu’il conviendra d’apprivoiser.
Toute cette matière mystico-mythique transite par le récit de la relation heurtée entre Hushpuppy, six ans, et son père qui vivent dans le « Bathtub », sorte de bidonville marécageux situé à l’extrême sud de la Louisiane. Hushpuppy, tout comme la plupart des habitants de ce lieu, est une force de la nature au sens primitif du terme, et le film ne va cesser de remettre en jeu cette force, multipliant les obstacles, posant la question de sa propre survie et de celle de ce petit monde menacé à la fois par les éléments et les structures gouvernementales. Le tout nous est narré du point de vue de la petite fille, rendant la perception des événements parfois indécidable, entre légendaire et cauchemar.
Le film de Benh Zeitlin a donc le courage et la gourmandise de se mesurer à un récit foisonnant de références (à notre réalité, à la mythologie, à la religion), habité par une matière documentaire (acteurs non-professionnels, décors réels) pour décrire, tout simplement, le lien qui unit une fille à son père, et des habitants à un lieu. Zeitlin fait appel à un savoir-faire « caméra à l’épaule », matière depuis longtemps épuisée d’une mise en scène de l’urgence, mais qu’il convoque en redoublant le montage d’une symbolique « malickienne », en lien avec le côté impérieux et pourtant gracieux de la nature. Les Bêtes du Sud sauvage est donc pensé comme un tourbillon filmé à hauteur d’enfant, qui épouse la turbulence de son personnage principal en choisissant de toujours aller de l’avant, mû par une force intérieure qui s’appellerait « cinéma ».
Cette énergie, qui ravit dans un premier temps, et à laquelle on est bien forcés de reconnaître certaines vertus, épuise progressivement le film par sa logique anthropophage. Elle vient naturellement puiser dans le montage, mais le refus de poser la moindre scène sans y faire intervenir d’éléments externes finit par en tarir la source, la substantifique moelle, c’est-à-dire les personnages. La volonté de filmer à travers le regard d’un enfant vient limiter les interactions sociales, et les personnages sont finalement inféodés à la logique du film : flammes qui brillent de mille feux, mais énergie toujours vacillante qu’un simple coup de vent pourrait anéantir. Tel un château de cartes, Les Bêtes du Sud sauvage est constamment sur la brèche, jamais très loin de plonger dans l’obscurité.
Cette façon de mettre en scène « à l’énergie » – une énergie féroce et déterminée – à l’échelle d’un long-métrage semble ne pas pouvoir tenir la distance. Car si elle réussit à tout embrasser dans un premier temps, elle finit, par sa logique répétitive, à ressembler à un passage en force permanent, qu’une brutalité systématique entre les personnages vient malencontreusement appuyer. Il n’est d’ailleurs pas très étonnant de voir que Les Bêtes du Sud sauvage articule bien souvent la dialectique du fort et du faible, de la vie et la mort, du tort et de la raison, traduisant le châtiment binaire subit par des personnages qui sortent grandis d’une épreuve et n’ont d’autre choix que de courir vers la suivante. On l’aura compris, Benh Zeitlin se nourrit de « grands sujets », de thématiques qui dépassent la simple condition humaine et c’est peut-être là que, paradoxalement, il s’en sort le mieux : son film reste, malgré quelques « tics » qu’on ne qualifiera pas de rédhibitoires, un saisissant instantané d’une humanité qui court sciemment à sa perte, avec l’allégresse démente de ceux qui ont déjà tout perdu.