Bien qu’intrinsèquement liés à l’industrie cinématographique américaine, les Indiens n’ont que rarement eu droit à un traitement spécifique de leur culture, de leur histoire ou de leur existence actuelle, souvent au cœur de réserves. Avec Les Chansons que mes frères m’ont apprises, Chloé Zhao délivre un premier film épuré, une chronique familiale brutale et tendre qui se débarrasse des clichés pour mieux cerner cette communauté invisible.
À Pine Ridge, une réserve indienne du Dakota du Sud, Johnny (John Reddy) fraichement diplômé peut enfin envisager de quitter les siens pour suivre sa petite amie en Californie. Mais le décès brutal de son père, un des patriarches de la réserve, contrecarre ses plans. Johnny ne peut se résoudre à abandonner Jashaun, sa jeune sœur de treize ans (la bouleversante Jashaun St John) au triste destin qui l’attend à Pine Ridge. Si le dilemme psychologique auquel le héros doit se confronter semble être la colonne vertébrale scénaristique du film, se dessinent rapidement les véritables intentions de la réalisatrice : documenter le quotidien des habitants condamnés à une vie désespérante entre violence et déchéance.
Par l’entremise de Jashaun, Zhao observe en effet le lent processus de désagrégation de l’innocence. Rongée par l’inactivité chronique qui règne dans la réserve (aucune économie n’existe véritablement, les Indiens vivant d’une forme de charité prodiguée par l’État), la communauté indienne concentre son attention sur la consommation de l’alcool et son approvisionnement (toute substance alcoolisées étant prohibée au sein de Pine Ridge), petit trafic dont Johnny est un adepte. Dans cette ville morte qui perpétue la culture tribale faute de mieux, le temps apparaît comme suspendu, entre un passé tabou, un avenir inexistant et un présent sans but.
Le motif de la fuite, celle littérale du héros, mise à mal, et celle plus symbolique des êtres ayant choisi l’évasion éthylique, irrigue le long métrage. Filmant les étendues sauvages qui encerclent les personnages à la fois comme un sublime paysage et une formidable prison à ciel ouvert, la réalisatrice parvient à signifier le terrifiant paradoxe des Indiens. Expropriés de leurs propres terres, exilés chez eux, persona non grata infantilisé et dépendant, les Natifs ne sont plus que l’ombre de leurs ancêtres, preuves vivantes de l’outrage qu’ils ont subi, victimes expiatoires en cours de destruction. Dans cette galerie de portraits où les hommes ont des dizaines d’enfants livrés à eux-mêmes, louvoyant entre délinquance et passivité, où les femmes n’ont d’autre prérogative que d’enfanter, le destin de Jashaun, à mi-chemin de sa culture dans laquelle elle s’immerge et de l’autre monde qu’elle craint, résonne d’un écho poignant. Pierre angulaire autour de laquelle les convictions de son frère vacillent, elle irradie son quotidien d’un espoir contagieux, permettant aux Chansons que mes frères m’ont apprises de maintenir le fragile équilibre qui en fait un beau film triste.