Au fil des petits boulots précaires de Fern (Frances McDormand), qui vit dans une minuscule caravane, Nomadland traverse les paysages imposants du cœur de l’Amérique. Le film progresse par petites vignettes ellipsées, souvent captées à la lumière naturelle du crépuscule, qui reposent sur une esthétique typiquement malickienne : le montage, dans sa façon musicale d’articuler différents plans en mouvements filmés au steadicam, tente d’embrasser l’atmosphère évanescente des derniers films du cinéaste texan, sans toutefois y parvenir. Engoncé dans un récit classique de road movie (le personnage se perd pour mieux se retrouver), le film ne parvient jamais à toucher du doigt leur radicalité. Chloé Zhao et son chef opérateur Joshua James Richards utilisent certes des focales courtes en extérieur, permettant une profondeur de champ vertigineuse dans les paysages désertiques, mais se réfrènent dès qu’ils filment en intérieur, là où Malick et Lubezki en profitent pour oser des angles jamais vus. C’est néanmoins avant tout le scénario qui freine Nomadland dans son aspiration contemplative. Dans la première partie du film, chaque micro-scène ne semble servir qu’à dispenser des informations sur le personnage et sa situation, donnant le sentiment d’un récit empressé sans qu’on sache vraiment pourquoi, qui devient ensuite laborieux quand les scènes se rallongent. Tous les personnages que Fern croise auront ainsi droit à leurs dialogues existentiels cliché, achevant de faire régner la fiction – convenue – au détriment de la promesse documentaire portée par la présence à l’écran d’authentiques « nomades », qui apportent au moins leurs visages. Ballotté entre une ambition atmosphérique et l’ordinaire d’un récit de deuil et d’émancipation, le film déçoit donc, après l’atypique et resserré The Rider, tandis que la prestation oscarisée de Frances McDormand, plus subtile que la précédente (3 Billboards, Les Panneaux de la vengeance), ne masque pas totalement la banalité de son personnage de rustre au grand cœur. Seule la musique de Ludovico Einaudi, extrêmement présente, permet parfois de distiller une étrangeté bienvenue. Si tous les paysages du film invoquent naturellement la guitare et l’americana, le piano du compositeur italien vient nettement contrebalancer cette ambiance et proposer une tonalité plus froide (quoiqu’également mélancolique), jusque dans une scène où l’instrument éclipse les accords d’un joueur de guitare à l’arrière d’une camionnette.
L’un des plus beaux plans du film, car il y en a tout de même quelques-uns, montre Fern, au loin, marcher devant un cinéma où est programmé Avengers. Alors que le discours politique du film est ailleurs assez timide, notamment en ce qui concerne la violence du fonctionnement d’Amazon, que Fern affronte à deux reprises, ce plan résonne avec une force inouïe : une femme, ruinée par le système néo-libéral, contemple l’affiche d’un grand divertissement populaire en totale déconnexion avec son existence. Soudain, au milieu d’une avalanche de plans d’errance similaires, un détail d’époque (la sortie d’Avengers en 2012) vient réveiller, par contraste, le terrible constat du film : une Amérique libre mais pauvre est avalée par la démesure indécente de la richesse des multinationales (Amazon comme Marvel), dont l’imaginaire est aussi étriqué que les terres traversées par le film sont étendues. Cette image autorise cependant une autre lecture, lorsque que l’on sait que le prochain film de Chloé Zhao, Eternals, sera justement une superproduction Marvel. Nomadland a été tourné à l’automne 2018, au moment où l’on apprenait que la cinéaste avait signé avec le studio de Kevin Feige, et ce plan pourrait dès lors se lire comme un simple clin d’œil à ce futur projet. Cette deuxième lecture abîme fortement la première, mais il faudra attendre de voir Eternals pour vérifier si elle la contredit complètement : qui sait, peut-être Chloé Zhao ramènera-t-elle de la vie chez les extra-terrestres de Marvel.