Les Étendues imaginaires débute comme un polar un peu convenu. Dans une atmosphère de nuit urbaine, le sombre inspecteur Lok enquête sur la disparition d’un ouvrier chinois travaillant à Singapour. Le film prend une certaine densité lorsque le point de vue se renverse dans une scène particulièrement bien construite : au cours d’une visite sur un chantier, Lok, au premier plan de l’image, assiste à un accident que l’on voit à l’arrière-plan. En se rapprochant, la caméra nous dévoile un ouvrier blessé à la main. Cet homme, en vérité, n’est autre que Wang, le jeune travailleur chinois que l’inspecteur recherche, et son accident constitue le premier événement qui a conduit à sa disparition. Il devient alors le personnage central que nous suivons dans un long flashback.
Ce plan qui fait cohabiter des temporalités différentes inaugure les deux sillons creusés dans la suite de l’intrigue : d’une part, les conditions de vie des ouvriers émigrés employés sur les chantiers du littoral et d’autre part une approche moins réaliste en lien avec le personnage insomniaque et mystérieux de Wang. Si la veine sociale du film repose sur l’histoire d’amitié entre Wang et Ajit, ouvrier pakistanais, sa dimension onirique, associée à la figure de Mindy que le jeune Chinois rencontre dans un cybercafé, est quant à elle parcourue de signes visuels annonciateurs du danger (les lumières des casques audio qui palpitent, les lourds cargos qui passent sur les eaux noires lorsque Wang et Mindy s’enfuient à la plage ou encore le sable qui recouvre leurs corps).
La plus belle séquence du film entremêle les deux intrigues quand Ajit disparaît à son tour et que Wang part à sa recherche. Trois scènes opèrent alors un glissement vers une forme d’irréalité macabre : Wang s’introduit dans le bureau de son patron pour retrouver le passeport confisqué d’Ajit avant de découvrir un corps enfoui sous la plage où il s’était allongé avec Mindy. Entre ces deux actions, il gravit un immense tas de sable sur un chantier comme une image de tous les ouvriers disparus sans laisser de trace. Ce lien par la métaphore entre l’état civil et le cadavre anonyme dit la perte d’identité subie par les personnages du film. Wang, lui, s’efface peu à peu dans les étendues numériques du jeu vidéo sur lequel il passe ses nuits blanches.