Ces dernières années, nombreux sont les festivals à fêter leur âge de raison. Ces événements qui trouvent leurs origines dans les débats des années soixante-dix (vogue des films ethnographiques avec Cinéma du Réel, luttes féministes avec le Festival de Films de Femmes et courant tiers-mondiste pour les 3 Continents) doivent leur longévité à leur capacité à évoluer avec l’époque et à accompagner les résonances contemporaines des luttes qui les ont fait naître. On pourrait se questionner sur l’intérêt actuel d’un festival exclusivement dédié à l’Asie, à l’Afrique et à l’Amérique du Sud, alors que ces filmographies sont aujourd’hui bien représentées dans les grands festivals internationaux et jusque dans les salles des multiplexes (avec une exception pour les films africains, nous y reviendrons). Il apparaît, en réalité, que ce contexte qui prive a priori la compétition des 3 Continents (F3C) des œuvres de réalisateurs renommés et primés à l’échelle mondiale par le jeu des premières internationales et des exigences de l’exploitation commerciale, revigore la programmation et lui donne une seconde jeunesse. Le festival se voit ainsi attribuer le même rôle de défricheur qu’à ses débuts.
Un état des trois continents
La provenance des films sélectionnés semble bien refléter l’état actuel de la production cinématographique de ces trois continents et de leur rayonnement à l’échelle mondiale : l’Asie se taille la part du lion (tant par le nombre de films présentés que par leur qualité), avec une prépondérance marquée des films venus d’Asie du sud-est. L’Amérique du Sud est également riche de propositions très diverses, alors que l’Afrique est la grande absente de la compétition. La présence dans le jury du cinéaste Mahamat-Saleh Haroun voulait combler ce manque, tout comme la programmation de quelques pépites dans la section « 40 films : un état des lieux du cinéma contemporain », telles Un homme qui crie du même réalisateur ou Atalaku de Dieudo Hamadi (RDC). Le continent africain n’est pas en mal de productions (nous évoquions d’ailleurs en discutant dans une file d’attente la Nollywood Week à Paris, dédiée au cinéma nigérian populaire, qui fait le plein de spectateurs depuis quelques années), mais les films « calibrés » pour les festivals occidentaux y semblent rares. Car force est de reconnaître une certaine uniformisation des formes cinématographiques destinées à un public cinéphile international. Jérôme Baron décrit lui-même ce phénomène comme « une sorte de world cinema, comme il y a eu de la world music » dans l’émergence duquel les grands festivals portent une certaine part de responsabilité. Par son histoire qui lui confère une forme de légitimité, mais aussi par l’amplitude de ses sections parallèles et thématiques, le F3C tente de déjouer ce piège – même s’il est normal que la compétition n’échappe pas entièrement à ces concessions. Comme en miroir ou corolaire de ces considérations, on constate le melting-pot à l’origine de nombreux films de la compétition : un réalisateur chinois qui tourne au Guatemala avec un producteur états-unien, ou une jeune cinéaste chinoise qui ancre son intrigue en Malaisie en s’inspirant d’Éric Rohmer (avec, en prime, Pascal Greggory au casting) en sont les exemples les plus évidents.
La jeune garde
Pas de grands noms, donc, dans la compétition internationale cette année, ses trois programmateurs, Jérôme Baron, Maxime Martinot et Aïsha Rahim, ayant principalement sélectionné des premiers films et des jeunes réalisateurs, dont certains ont déjà présenté ici de précédents projets. Notons aussi la place réservée aux ateliers Produire au sud, pilotés par Guillaume Mainguet, par lesquels sont passés deux des films de la compétition. On comprendra que le festival se veut comme un lieu d’accompagnement pour de jeunes cinéastes qui se rêvent comme les Kiarostami ou Wong Kar-wai de demain – deux réalisateurs programmés au festival avant de poursuivre les carrières que l’on sait. Il en résulte une proposition de programmation aux enthousiasmes forcément inégaux, mais tout aussi logiquement aventureuse et souvent réjouissante.
Parmi les premiers films, Manta Ray du Thaïlandais Phuttiphong Aroonpheng est peut-être le plus prometteur, bien que sa forme peine parfois à se départir de l’influence évidente de Weerasethakul. Un jeune pêcheur recueille un étranger laissé pour mort dans une lagune. Le début du récit fait écho à la découverte, à la frontière avec la Malaisie, d’un charnier où furent ensevelis les corps de réfugiés rohingyas. La relation muette mais touchante que développent les deux hommes s’arrête net avec la disparition en mer du pêcheur. Son ex-femme revient alors dans la maison qu’il occupait et y trouve le jeune étranger avec qui elle se lie. Le film opère sa bascule narrative sans changer de ton et la lenteur apparente du récit, tout comme cette idée d’une parole rendue impossible par la barrière de la langue, deviennent les moyens de substituer un personnage à un autre, comme par une lente surimpression. On pense à Hitchcock, évidemment, lorsque la femme teint les cheveux de l’étranger du même blond que ceux de son mari disparu…
A Land Imagined, deuxième film du Singapourien Yeo Siew Hua impressionne également par sa maîtrise. Ce polar (parfois encombré de certains tics du genre) a pour toile de fond l’exploitation, sur les chantiers de Singapour, d’une main d’œuvre étrangère illégale et corvéable. L’inspecteur Lok enquête sur la disparition de Wang, jeune ouvrier chinois. Les insomnies des deux hommes se confondent et, là aussi, les points de vue se retournent et se superposent. Si la réalité sociale se dévoile à travers l’amitié qui lie Wang à un ouvrier indien et son désir pour la jeune employée du cyber-café où il trouve refuge au cours de ses nuits blanches, c’est surtout la puissance d’évocation de certains plans qui fascine. Alors que le drame et la violence ne sont jamais montrés, quelques signes font émerger un sous-texte politique et hautement subversif : la lumière bleue qui palpite sur les casques audio du cyber-café évoque à la fois un organisme vivant et une instance de surveillance invisible et omnisciente ; lorsque Wang et la jeune employée volent à la nuit quelques instants de liberté sur une plage, un cargo pèse de tout son poids sur les eaux noires et retient ainsi toute possibilité d’envolée ; enfin, sur le chantier où plusieurs ouvriers ont disparu mystérieusement se trouve un haut tas de sable que Wang et Lok gravissent tour à tour et qui devient, sur l’écran, l’image impossible des corps disparus, ensevelis ou noyés.
Des films comme des bulles
Il est intéressant de constater à quel point les films en compétition passaient cette année par le désir sexuel, le sentiment, le lien amoureux ou familial pour voir le monde. Jérôme Baron avait prévenu que cette édition était peut-être « moins sombre » que les précédentes. On a parfois ri dans la salle, on a souvent été attendri aussi, même s’il manquait un peu de relief à certaines propositions légères. Quelques minutes gracieuses de Temporada du Brésilien André Novais Oliveira viennent contredire ce constat où la parole anodine glisse presqu’imperceptiblement vers un discours plus grave et intime au gré des confidences timides de son héroïne. Avec la même justesse, une scène de José de Cheng Li marche sur le fil entre badinage tranquille et futur menaçant. José et Luis se promènent à moto. Les deux hommes, serrés l’un contre l’autre sur le siège, profitent de cette liberté fugace dans la promiscuité des corps pour échanger caresses et chastes baisers, à la barbe des automobilistes qui croisent leur route et n’y voient que du feu. Cette scène, filmée dans un long travelling sur une petite route de montagne, pourrait à elle seule résumer les contradictions qui agitent la plupart des films de la compétition, entre une sphère de l’intime ambiguë, riche et délicate et un monde extérieur univoque et dangereux. Tous les personnages que nous suivons ne se contentent pas de désirer la liberté face à une forme d’oppression qu’ils subissent tous, mais ils se sont inventé des espaces, des gestes, des mondes où cacher leur intimité et se protéger, alors qu’à l’extérieur tout les blesse. Qu’il s’agisse d’un kibboutz au mode de vie désuet, d’une chambre d’hôtel décrépite, d’une cabane de pêcheur, ou même d’un monde virtuel de jeu vidéo, de pas de danse ou du cocon réconfortant de l’amitié, tout y apparaît comme autant de bulles fragiles prêtes à exploser sous les assauts des violences sociales, militaires, religieuses, familiales…
Le très beau Winter’s Night, troisième long-métrage du Coréen Jang Woo-jin et point culminant de la compétition, est, dans sa forme même, l’image de cette tension. Le film s’ouvre et se termine par la même scène banale dont la répétition souligne la platitude : un couple d’âge mûr dans un taxi descend une petite route escarpée. L’homme est assis à l’avant à côté du conducteur et sa femme reste presqu’invisible sur la banquette arrière. Entre ces deux scènes, une seule nuit d’hiver dans le village où quelques décennies plus tôt, ils ont passé leur lune de miel. Le film est tourné en de longs plans fixes qui pourraient presque passer inaperçus, tant le réalisateur réinvente à chaque fois une autre forme de montage. Il convoque brillamment le hors-champ, joue des différences d’échelles induites par la profondeur de l’image et réunit dans un même plan, par la seule virtuosité du cadrage, deux espaces différents dans une forme de split-screen déstructuré. Chaque scène se déploie comme un petit épisode porteur de son propre enjeu, alors que l’intrigue attendue (l’histoire mille fois racontée de la crise d’un couple marié et, en regard, l’amour naissant entre deux jeunes gens) est déjouée, repoussée et se terminera dans un silence en points de suspension. À mesure qu’avance la nuit, les esprits se brouillent et la mise en scène se pare d’irréalité jusqu’à évoquer un univers de rêve étrange, cotonneux mais inquiétant, dans lequel, à l’inverse, les personnages sont de plus en plus soumis à leurs instincts et leur trivialité. On ne verra pas le village au petit jour, comme s’il devait rester dans cet espace-temps aux contours flous.