« Ne jamais laisser les faits se mettre en travers d’une bonne histoire. » Tel est le vieil adage d’origine obscure qui régit depuis ses origines la production hollywoodienne, et qui s’avère particulièrement utile quand l’usine à rêves se prend à nourrir son spectacle de matériau « based-on-a-true-story ». Bien sûr, il ne vient pas une seconde à l’esprit de réévaluer tout le cinéma américain à l’aune du respect des faits : l’expression cinématographique est toujours régulièrement passée par ce type d’arrangement avec eux, pour le meilleur et pour le pire. N’empêche : quand on contemple le nouveau navet pompier, hypocrite et sans scrupule d’Edward Zwick, qui prend pour alibi les pages parmi les plus sombres de l’histoire récente et en otage le spectateur pour faire tressauter ce dernier devant les plus médiocres ficelles de la machinerie scénaristique des studios, on se dit qu’elle a quand même bien bon dos, la tradition…
Si Hollywood ne s’est jamais soucié de l’histoire en tant que telle, on décèle une tendance déplaisante dans sa production « historique » actuelle (où on peut inclure les biopics, les films de guerre…), qui appelle beaucoup moins à l’indulgence que les approximations tolérées, par exemple, au cours de l’âge d’or de cette industrie. C’est la façon dont, depuis plusieurs années (disons, depuis que Steven Spielberg s’est mis à faire des films « sérieux » en usant de toute sa virtuosité technique pour le montrer), il tend à ne plus assumer le fait de rendre moins service au regard sur les faits qu’à sa propre mécanique de divertissement, et par vouloir le contrebalancer par un surplus d’attirail de forme et de fond pour faire acte de bonne volonté. En plus de l’indispensable mention introductive « this story is based on true facts », on se met à tabler à fond sur les accents étrangers dans la bouche d’Anglo-Saxons parlant anglais, les gadgets visuels pour faire « comme si on y était » (ainsi la désaturation de l’image façon reportage de 1944 dans Il faut sauver le soldat Ryan), un soin redoublé sur les décors d’époque, les cartons explicatifs en début et fin… Problème : Hollywood reste Hollywood, avec ses objectifs d’entertainment et son standard de recettes de satisfaction du public, et immanquablement un hiatus bien gênant se crée entre d’un côté le paresseux formatage toujours perceptible de la forme et du discours, de l’autre toutes ces breloques elles-mêmes en voie de standardisation et s’apparentant de ce fait à un cache-misère hypocrite, une excuse minable. Pire, en prétendant remettre de cette manière la vérité historique en avant, on ne fait qu’aggraver son instrumentalisation : elle qui n’était déjà qu’un élément de décor dans ce cinéma-là devient carrément un trompe‑l’œil, un alibi auquel on peut faire dire n’importe quoi. Cet état de fait est encore plus choquant quand ce sont des passages parmi les plus traumatisants de l’histoire récente, comme la Seconde Guerre mondiale ou l’Holocauste, qui sont victimes de ce traitement. Ainsi, la respectabilité gagnée dans l’industrie par Spielberg avec des films comme La Liste de Schindler ou Il faut sauver le soldat Ryan n’a en rien réglé la question de la moralité douteuse de sa démarche de cinéaste.
Artillerie (très) lourde
Récit des actes de résistance qu’organisa une fratrie juive dans les bois de Biélorussie pendant la Seconde Guerre mondiale, Les Insurgés ne déroge en rien à cet académisme luxueux qui joue à être concerné par les tourments du passé, avec en exhibition l’accent slave épais comme il faut de Daniel Craig, Liev Schreiber et consorts — au point d’étouffer leur jeu sous la solennité et le sérieux. Mais chaque évocation des persécutions antisémites, de l’horreur qui menace, de la lutte des partisans d’Europe centrale noyautés par l’Armée rouge, ne vient que comme une impulsion mécanique dans les rouages d’une machinerie ne charriant que l’imagerie et les clichés les plus éculés et les plus racoleurs, vidant de son sens la présence de l’Histoire. Entre les grosses paluches d’un Edward Zwick coutumier du fait, un des pires tenants de l’emphase hollywoodienne mal placée mais satisfaite d’elle-même, il ne fallait guère s’attendre à autre chose. Ce producteur de télévision, venu au grand écran via la chronique épique pompière au goût douteux enracinée dans l’histoire américaine (Glory, Légendes d’automne), avait amorcé un virage mondialiste en 1998 avec le thriller Couvre-Feu, inspiré des attentats commis au World Trade Center cinq ans auparavant. Soit un film ambigu qui, tout en faisant mine de s’ouvrir à l’état du monde et de s’interroger sur le repli sécuritaire des États-Unis et le détournement de ses valeurs fondamentales, grevait la portée du propos de son scénario par l’académisme absolu de sa mise en scène, la hiérarchisation totalitaire de ses personnages (hors Denzel Washington en héraut d’une Amérique idéale, point de salut), la conclusion lénifiante qui rassurait tout le monde. Les films suivants de Zwick appellent encore moins le bénéfice du doute, se jetant la tête la première dans l’abjection. Le Dernier Samouraï fait du Japon médiéval finissant un ramassis d’images d’Épinal tout juste bonnes à illustrer la photocopie de quête de rédemption du héros américain au visage de Tom Cruise. Quant à Blood Diamond, tout à son simulacre de compassion pour les drames du continent africain, il patauge dans le néo-colonialisme hypocrite en réduisant ses habitants en faire-valoir impuissants du Blanc DiCaprio en quête d’Oscar.
Avec Les Insurgés, c’est donc le génocide des juifs que le triste sire prend en nouvel alibi larmoyant pour se rengorger de son propre savoir-faire de poids lourd, de son talent à agiter les idées fédératrices. Zwick, comme d’habitude, avance vaguement masqué et simule une ouverture du regard, à travers le conflit entre ses deux personnages prédominants : le frère posé et pacifique (Craig) qui organise la création de refuges pour les juifs en fuite au cœur de la forêt, et le frère au sang chaud (Schreiber) qui, en quête d’action, lâche la fratrie et part s’enrôler dans l’Armée rouge en marche. Débat vite établi à coups de démarcation psychologique grossière, mais surtout totalement truqué. Rapidement, au gré du déploiement de la grosse artillerie technique (omniprésence de la lourde musique épique, montage haché standard des scènes de guerre), des symboles éculés (comment, après plus de cent ans de cinéma, oser encore l’imagerie du héros sur un cheval blanc ?), du cahier des charges où on sait déjà obligatoires la réconciliation fraternelle et les scènes de bataille climactiques, on ne voit que trop bien de quel côté penche la balance de Zwick, puisque c’est le seul qui s’accommode avec son fond de commerce. À l’image de ce montage alterné entre une scène de mariage en blanc sous les flocons de neige et une scène d’embuscade meurtrière, les liants habituels de ce cinéma purement démagogique (saga familiale, exaltation guerrière) se font naturellement les seuls et uniques moteurs du film, où la nuance n’a aucune prise. Tout ce qui pourrait produire autre chose que du grand spectacle primaire (intrusion d’une facette peu connue de la Seconde Guerre mondiale, allusions à l’antisémitisme stalinien) se voit relégué au rang de décor de scénario, voire de caution larmoyante vidée de tout autre but que d’amener à la résolution des enjeux les plus basiques et désincarnés. Le pire n’étonne plus : à force de traiter l’histoire à sa guise pour des visées aussi basses, le discours de Zwick finit — inconsciemment ? — par flirter avec l’inacceptable. Se rend-il seulement compte, ce poids lourd sans scrupule, qu’en glorifiant ainsi la résistance armée et en stigmatisant implicitement ceux qui se contentaient de fuir et se cacher (comme dans cette scène où un rabbin résigné refuse de quitter son ghetto et d’emmener sa communauté dans les bois), il n’est pas loin de mettre six millions de morts sur le compte de la passivité des victimes ?
On est désormais très loin, et ce depuis longtemps, de ce tout petit travelling de Kapo que Jacques Rivette accusait, il y a des années, de sur-dramatiser la vision déjà effroyable par elle-même d’une mort dans un camp de concentration. Depuis, le travelling est devenue une ligne à grande vitesse. Sous le prétexte fallacieux d’un croisement entre divertissement et prise de conscience, la lourde machine à recycler images et idées sans vie finit par faire fi de toute conscience.