Jeune réalisateur déjà remarqué avec les courts métrages Âges ingrats (2002) et Le Ballon prisonnier (2003), Cyril Gelblat passe aujourd’hui au format long avec Les Murs porteurs, une saga intergénérationnelle sensible au scénario ciselé, portée notamment par Miou-Miou et Charles Berling, habitant ici leurs rôles avec humilité et justesse émotionnelle. Même si la forme narrative et les thèmes abordés du film peuvent passer pour classiques, ce récit choral d’une malade d’Alzheimer et de ses proches mérite d’être soutenu. Touchant et personnel.
Au cœur des Murs porteurs, la famille Rosenfeld : un clan soudé, recomposé et donc, un brin fissuré. Même si leurs origines plongent dans la culture polonaise ashkénaze, l’âme de cette famille parisienne est ancrée en plein cœur du Marais, rue de Turenne. Enfin, était. Car s’il conserve encore dans ses murs et placards nombre de leurs souvenirs, l’appartement familial est loué depuis des années. Si bien que lorsque Frida, septuagénaire à la mémoire chancelante, y retourne clefs en main, les serrures ont bien évidemment changé. Quant à celui qu’elle cherche, son époux, il n’y reviendra plus jamais. Plus jamais nulle part d’ailleurs. À cet âge-là, quel diagnostic pour l’oubli ? Un « simple » trouble médical lié à la vieillesse ou une façon d’apaiser sa douleur ? Lorsqu’Emmanuelle, la locataire des lieux, croise le regard confus de cette vielle femme déboussolée, ce n’est pas seulement de l’inquiétude qui se lit dans son regard, mais une angoisse sombre. Celle ressentie lorsque nous croisons des êtres ayant déjà glissé de l’autre côté, dans cet interstice incertain où le réel se dissout et le passé refait surface de manière chaotique. À cet âge-là, disent les médecins, tout peut se dégrader très vite. Et l’état de confusion de Frida ne cessera d’empirer. Malgré l’attention et l’affection des uns et des autres.
Du côté de ses (grands) enfants, Simon (Charles Berling), journaliste politique en vogue, a bien du mal à gérer le passage à l’adolescence de sa fille Mélanie, très convaincante (comme souvent) Anaïs Demoustier. Divorcé depuis deux ans, sa carrière semble parfois un rempart à sa fragilité d’homme seul. Sa sœur Judith, interprétée par une Miou-Miou toute en gravité et en tendresse, n’a pas vécu non plus une union maritale très glorieuse. Divorcée elle aussi, elle s’est consacrée à ses enfants au détriment d’une carrière en médecine. L’emménagement de son plus jeune fils dans son propre studio où il compte bien manger dans des assiettes en carton après avoir fait le joyeux deuil de ses jouets de gamins, signe une période de flottement pour Judith. « Tout s’enchaîne » trop vite, avoue-t-elle à son amie gynécologue. Tout se dérègle. L’enfant n’en est plus un. La grand-mère se laisse aller ; sa parole se faisant de plus en plus difficile, oscillant entre français et yiddish.
Certes, filmer la vieillesse des corps et la dégradation des esprits n’est sans doute pas le sujet le plus vendeur au cinéma. Pourtant, il s’agit là d’une véritable gageure et de ce creuset d’images peut naître à l’écran de vrais instants d’humanité. Dans un style documentaire où le naturalisme se veut provocant – voyeuriste pour certains –, Ulrich Seidl s’attachait récemment à mettre en scène la solitude épouvantable et l’infantilisation liées à la vieillesse (Import/Export, Autriche, 2007). Si l’approche de Cyril Gelblat a le pouvoir de susciter beaucoup plus d’empathie, c’est qu’il ose filmer le tabou (la « folie douce ») ou l’intolérable (les repas assistés) mais aussi et surtout l’intimité tendre qui peut naître de rapports humains inversés. À l’heure de la sieste Simon retrouve ainsi son regard d’enfant ; subjective, la caméra glisse le long du corps de la mère assoupie à côté – cette femme à qui Chagall faisait la cour dans sa jeunesse. Un sentiment d’ « heure bleue » s’installe ; une couleur dominant par ailleurs les tonalités du film.
Intergénérationnel, Les Murs porteurs aborde ce thème sous l’angle plus particulier du féminin. Entre questions d’identité, d’affirmation personnelle et de transmission, les femmes évoluant à l’écran passent toutes par un cheminement intérieur incertain dont elles ressortent finalement libérées. Pour Frida, c’est une « fin-point final » ; quoique le rachat de l’appartement symbolise la sauvegarde du lieu des origines et donc le devoir de mémoire à l’œuvre. Pour les autres, de nouvelles fondations voient le jour. Les murs porteurs, eux, devraient toujours rester intacts. L’amour en est le ciment. Dit comme ça, l’équation est naïve. S’il ne joue pas dans le mièvre ou la prise d’otage émotionnelle, la naïveté d’un film peut aussi faire sa force.