Les anciens pays communistes n’en finissent pas de se plonger dans leur passé. Sur le mode comique ou absurde comme 12h08 à l’est de Bucarest, sur le mode de la tragédie sociale avec la dernière Palme d’or 4 mois, 3 semaines, 2 jours ou, en 2006, La Mort de Dante Lazarescu, le cinéma d’Europe de l’Est décline son obsession mémorielle. Comme ses collègues, Szabolcs Hajdu réussit à mêler la suggestion politique avec une extrême pudeur, jamais larmoyante, bien que plombée parfois par des oppositions narratives un brin appuyées.
Depuis quelques années, le cinéma d’Europe centrale et orientale, particulièrement celui de Hongrie, de Roumanie et d’ex-Yougoslavie, est davantage distribué en France, permettant ainsi à certains de percer et surtout de comprendre l’évolution des mentalités hors de nos frontières et le poids de la mémoire communiste du XXe siècle. Les Paumes blanches, comme les films cités précédemment, n’est pas un film historique: il s’agit de confronter l’intime à l’évolution générale d’une génération, et de montrer les traces, les restes, d’une éducation devenue mode de vie malgré la chute du régime de János Kádár. Les Paumes blanches prend la même construction que Sarajevo mon amour: un personnage principal dont on suit l’avant et l’après, le développement et le résultat, sans que celui-ci soit désigné par le fatalisme. La justesse parcourt le film dans le flash-back comme dans les scènes contemporaines. Le seul accroc reste cependant l’opposition de forme entre les deux parties qui coupe la chronologie mais souligne de façon démonstrative le changement d’époque.
Le motif central de la peinture est le personnage de Miklos (interprété dans les scènes contemporaines par le propre frère du réalisateur): petit bout de chou agile et svelte, l’école se résume pour lui aux entraînements de gymnastique tenus de main de maître par une espèce de dictateur aux petits pieds, métaphore humaine d’un régime peu clément. On reconnaît là l’amour des dictatures communistes pour la propagande sportive, représentée dans les années 1970 en Roumanie avec Nadia Comăneci. La maîtrise de l’esprit passe par celle du corps: dans une dynamique d’humiliation constante, l’entraîneur de Miklos martyrise celui-ci, par des cris, par des coups, par une rééducation permanente de celui qui doit devenir le plus fier représentant de la patrie et de la discipline. Mais le discours du film ne s’arrête pas à la peinture des années 1980: on retrouve Miklos vingt ans plus tard, devenu un gymnaste brillant mais instable. À la suite d’une blessure, il est lui-même devenu entraîneur. Et, sans croire au déterminisme social ou à la fatalité d’une éducation, Szabolcs Hajdu filme la poursuite de l’autoritarisme, l’impossibilité pour Miklos de passer outre les blessures de l’enfance sans reproduire ce qu’on lui a appris. Sa violence pose évidemment plus de problème dans le Canada des années 2000 que la Hongrie communiste. Sa propre évolution passera donc par la confrontation de principes hérités et le regard du monde nouveau.
D’un point de vue humain, on ressent non seulement la profonde sensibilité du réalisateur face à son sujet et son personnage mais encore la volonté de montrer le doute, puis la renaissance mentale d’un être qui n’a connu que la violence et peine à se comporter autrement que ces anciens compatriotes, dont font partie ses deux parents, incapables de donner une once de tendresse. D’un point de vue cinématographique, la construction, divisée clairement en deux, est plus contestable car peut-être un peu banale: alors que les scènes « historiques » font l’objet de plans fixes, droits, stricts, assez longs où l’humain s’efface devant le groupe et le contexte, les scènes contemporaines sont explicitement plus bancales, mouvementées, comme pour exprimer une peu simplement le changement qu’effectue Miklos. Cette forme a le mérite de restituer une certaine schizophrénie du personnage principal, mais devient, à la fin du film, trop systématique pour convaincre jusqu’au bout. C’est la seule anicroche des Paumes blanches, au demeurant fort émouvant et sincère, parfois glaçant aussi, qui réussit à reconstituer une histoire humaine sans sensiblerie ou victimisation trop universalisante, et qui constitue une nouvelle étape dans l’acceptation par la Hongrie de sa mémoire, pour pouvoir, un jour, passer à autre chose.