« Il n’y a pas de Nouvelle Vague roumaine, seulement des réalisateurs désespérés. » Dixit Cristi Puiu, dont on a remarqué l’an dernier le film La Mort de Dante Lazarescu. À quelque chose malheur doit être bon, si ce désespoir — ou lucidité ? — engendre des films aussi rafraîchissants que 12h08 à l’est de Bucarest, signé d’un autre nouveau venu, Corneliu Porumboiu.
C’est une froide journée, peu avant Noël 2005, soit seize ans presque jour pour jour après la chute du régime des Ceaușescu dans des circonstances encore floues aujourd’hui (on se souvient des faux charniers de Timisoara). Dans une ville paisible à l’est de la capitale, le propriétaire d’une chaîne de télévision locale a organisé une émission consacrée à cette page de l’histoire nationale, et invité plusieurs concitoyens à témoigner de leur expérience. Seuls deux d’entre eux se présentent : un retraité qui fait régulièrement le Père Noël, et un professeur d’histoire qui engloutit son salaire dans la boisson. Et leurs témoignages, auxquels s’ajoutent les réactions des intervenants par téléphone, achèveront de donner un arrière-goût douteux au souvenir de cette « Révolution » à l’appellation d’origine non contrôlée…
« Peut-être un vague espoir »
Une question moins saugrenue qu’elle n’en a l’air est posée plusieurs fois dans le film, déterminante pour la qualification des événements de 1989 en « Révolution » : le 22 décembre, la population est-elle sortie dans les rues avant ou après 12h08 (heure où les Ceaușescu s’enfuirent de Bucarest en hélicoptère) ? Dès lors, la structure en diptyque du film, qui semble faire écho à l’asymétrie avant/après induite par la question, peut faire sourire. Que cette correspondance soit volontaire ou non, Corneliu Porumboiu ne s’en montre pas moins un habile scénariste de comédie (ainsi, les mêmes médias qui ont monté la Révolution en épingle sont ici tournés en dérision en tentant de rétablir la vérité des faits) et un metteur en scène inspiré apte à donner du corps cinématographique à son sujet et à tout ce qu’il véhicule : l’absurde, l’incertitude, la précarité et peut-être un vague espoir.
La première moitié, consacrée à la préparation du présentateur et de ses invités à l’émission qui va suivre, est l’occasion pour le cinéaste de montrer un reflet peu glorieux de la vie roumaine, en une série de plans-séquences fixes nous baladant entre intérieurs étroits (encombrés de meubles ou cadrés à travers les chambranles) et façades d’immeubles sinistres. Outre l’exposition de ce contexte contraignant, la fixité de la caméra laisse éclater le potentiel comique — un peu jaune — de dialogues emplis de fatalisme, voire d’une certaine morgue, écho fragmentaire de l’état d’esprit des Roumains, et de situations d’une absurdité dont on ne sait trop si elle relève du sociétal kafkaïen ou de l’individuel (voir l’excellente scène du jour de paie).
« Détourner le langage télévisuel »
La seconde moitié amène de nouveaux choix de mise en scène qui achèvent de donner au film sa perspective, entre portrait du présent et grattage du vernis du passé. Ce n’est autre que la très longue scène de l’émission proprement dite, filmée du point de vue de l’unique caméra du plateau, que l’on sait maniée par un novice et affligée d’un trépied défectueux. Les hésitations et maladresses des cadrages et des zooms, non contents d’être une nouvelle métaphore des difficultés du pays, brisent la solennité supposée d’une émission dont on se demandait déjà si elle n’avait pas été improvisée, voire initiée par le seul caprice du propriétaire de la chaîne. D’ailleurs, pour mettre en scène le débat faussé et voué à l’impasse, Porumboiu n’est pas loin de détourner le langage télévisuel lui-même. Par les cadrages faussement maladroits, il montre juste assez des coulisses de l’émission pour que celle-ci apparaisse dans toute son artificialité et sa facture artisanale : telles les mains des employés qui surgissent du hors-champ pour débarrasser les pupitres et retenir les invités de faire des sottises. Les gros plans, censés mettre en valeur le discours des invités dans ce type d’émission, sont ici savamment utilisés pour isoler ceux-ci et pointer le caractère biaisé, voire mensonger, de leur version des faits. Sans quitter le petit plateau, en jouant au maximum du point de vue unique peu ordinaire et du cadre, Porumboiu déploie une vraie mise en scène comique efficace qui fait exister sa longue scène au-delà du débat finement écrit et au déroulement qui partage entre le rire et l’effarement.
La morale de tout ceci ? La question de savoir si le Roumain moyen fut un héros ou un lâche en 1989 a beau être au centre du film, elle ne le conclut pas pour autant, le cinéaste préférant s’en remettre à une poignée de métaphores plus apaisées — rien qui contredise la vivacité de son propos, heureusement. 12h08 à l’est de Bucarest est-il une satire ? Dans le doute, disons juste : le constat d’un citoyen lucide et réalisateur pas complètement désespéré — pour paraphraser Cristi Puiu — qui préfère rire et faire rire de la précarité collective. Ce qu’il réussit fort bien : avant tout, 12h08 à l’est de Bucarest est une brillante comédie de cinéma.